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Full text of "Pauvre Trompette: Fantaisies de printemps"

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Mit. W. J!L 3, 1014. 



PAUVRE TROMPETTE 



PANTAISIIIi DE PRDITEIPS. 



OUVHAGËS DU MÊME AUTËtU. 



Philoiophie de la Pantomime, brochure grand io-iS 
(épuisée); 

Pierrot^ valet de la mort, pantomime en six tableaux, re- 
présentée le 25 septembre 1846, aux Funambules; 

Pierrot pendu, pantomime en douze tableaux , représentée 
le 1 1 janvier 1847 , aux Funambules; 

Chien-Caillou, fantaisie d'hiver, i vol. in- 18, format 
anglais. 

POOR PARAITHB INCBSSAHMBNT : 

Les Grands Hommes da ruisseau, i vol. grand in-8<», avec 

portraits et autographes. 
ijes Excentriques d'ajt{fourd*hui. 
Les Dieux et les Apôtres du 19* siècle. 

EN PRÉPAHATION : 

Histoire des Beaux- Arts égyptiens. 



L^nn — IMP. PE KO. FlEnRT ET HVRIEZ. 



PAUVRE TROMPETTE 



FANTAISIES DE PRINTEMPS 



PAR 



GHAMPFLEVRY 



»«- 



PARIS 

Ferdinand SARTORIUS, quai Malaquais, 17. 

MARTINON , rue dn Coq-St-llonor6. 

1847 



fi-M^... 



,-T \jrt> 



31JUL1963 

Ot OXKoKD 



A M. EUGÈNE DELACROIX. 



Monsieur , 



Je devrais commencer par parler de vous et 
non de moi ; mais cet égotisme est ici tellement 
nécessité par vos œuvres que je n'hésite pas à me 
rendre coupable d'une pareille impolitesse. 

Il y a un an je faisais dans un journal, qu'il est 
de mon intérêt de ne pas vous nommer, la cri- 
tique du salon. J'ai pu m'apercevoir alors, mieux 
que jamais , de la terreur que vous inspirez aux 
propriétaires de gazettes; s'il faut aux masses 

une initiation profonde de la peinture pour ta 

1 



— 6 — 

comprendre , quelles âneries doivent débiter les 
gens qui se refusent k tout travail , k toute étude 
et q[ui s'en rapportent à leur moi dont la nour- 
riture intellectuelle est si malsaine* Ce moi est 
rempli, vous le savez , Monsieur, de Voltaire, de 
Jean-Jacques Rousseau pour la littérature classique 
et philosophique; de M. Eugène Sue pour la 
moderne; des DroHîng père et fils pour la pein- 
ture. Un peu de daguerréotype , des animaux en 
verre filé sur la cheminée et une horloge à mu- 
sique complètent l'éducation de ce moi. 

Avec d'aussi vagues renseignements^ Monsieur, 
— mais je compte sur l'intuition dont les grands 
artistes sont tous doués, — vous feriez le portrait 

d'un propriétaire de journal. Et ils se ressemblent 
tous , du grand au petit , du petit au grand. On 
parle encore de la censure de la Restauration en 



— 7 — 

matière de journaux; mais jamais elle n'atteindra 
les proportions énormes que les propriétaires de 
feuilles quotidiennes exercent habituellement. J'ai 
des faits de grands romanciers, de grands poètes, 
de grands critiques à remplir ce volume : malheu- 
reusement ces faits choqueraient trop d'amours- 
propres. Que ne devait -il pas arriver il y a un 
an. Monsieur, k moi inconnu et débutant dans la 
critique picturale ? Eh bien , malgré la censure , 
malgré les cris des propriétaires, je fis insérer ces 
lignes dont je vous donne un extrait, car vous ne 
lisez pas ces journaux : 

c Quoique Delacroix se soil souvent inspiré de Gœlhe et 
de Shakespeare, il faut bien prendre garde tle lui appliquer 
les mêmes critiques que nous faisions à M. Ary Scheiïer, par 
rapport an choix de ses sujets. M. Scheffer, cherchant son 
$uceès dans la métaphysique (opinion de Thoré) plutôt que 
dans la partie technique de la peinture, est un peintre- 
li'ttéraleur. Au contraire, Eugène Dcl.'icroix est seulement 



— 8 — 

peintre ; il ne prend pas ses brosses en s'écriant : je vais fairte 
de la poésie, il peint. 

> J'ai ?u quelques bourgeois, effrayés de cette fiëre peinture^ 
discuter le dessin de Delacroix. — Cette opinion a longtemps 
parcouru le monde; il est inutile d'expliquer ce dessin aux 
abonnés têtus qui sont très heureux d'avoir une opinion snr 
le dessin. Margaritas antè pùrcos ! — Ce qui m'a le plus 
étonné, c'a été d'entendre , le dimanche au salon , le peuple 
très préoccupé de l'auteur des Adieux de Roméo. M. Horace 
Vernet n'est pa» plus populaire. Un Invalide disait à un de 
ses camarades , en épelanl la signature : « Delaeroim, c'est 
notre premier peintre. » Un marchand de vins gros et brutal, 
tenant deux petits garçons, était arrêté depuis longtemps 
devant la Marguerite. -^ « Regarde2*moi ça, petits, leur 
disait-il avec un ton de voix très admiratif? > Les petits 
garçons répondirent qu'ils préféraient une Fleur-de-Marie 
quelconque, qui était près* de là. — ' t Ah! vous aimez mieux 
le vernis (il voulait dire le brillant et le clair de cette peinture 
porcelaine) ; mais le vernis ne fait pas le peintre , dit e& 
s'éloignant cet homme. > 

« Cette conversation, daguerréotype fidèle, prouve que le 
peuple vaut mieux que 1« bourgeois par certains côtés, car 



— 9 — 

on lui a dit : Delacroix est ud grand génie et il le croit fer-* 
roemeot ; tandis que le bourgeois qui a le sentiment moins 
artistique que le peuple, a la manie de discuter, espérant 
prouver par là qu'il saU. i 

Le surlendemain de lai publication de cet ar* 
ticle n je ne me hasardai qu'en tremblant dans les 
bureaux de la rédaction. J'avais des pressen- 
timents fâcheux qui se réalisèrent. Les avocats 
qui ne plaident pas, les graveurs sur bois sans 
ouvrage qui s'occupent de belles-lettres, clamaient 
contre moi; le gérant rugissait; le caissier me 
regardait comme fou, et le rédacteur en chef avait 
de violentes envies de me flanquer à la porte , 
suivant l'expression de Vacquerie. Un de mes 
ams-hosùlês déclara qu'i] trouvait l'article très- 
bien et qu'il avait obtenu la veille un grand 
succès au clul;» , — je ne sais trop quel club de 
commerçants; — l'article avait été lu à haute 



— 10 — 

voix, et le club s'était immédiatement désabonné. 
Ceci , Monsieur , vous dévoile un des misérables 
côtés de la petite presse parisienne, dite si spiri- 
tuelle , si jeune, qui est rédigée par des vieillards 
en cheveux blancs. 

Trois jours après, un de ces vieillards qu'on 
appelle M. Courtois, qui faisait d'ordinaire la 
critique de peinture , outré des hommages que je 
rendais à votre génie, venait dans le même feuil-^ 
leton déclarer que c vous peigniez avec un balai 
ivre » , et autres plaisanteries. Est-il nécessaire 
d'ajouter que ce M. Courtois est un homme doué 
d'une surdité complète , qui regarde les tableaux 
du salon avec un cornet acoustique-lorgnette. 

Depuis, je me suis retiré volontairement de ce 
journal dont le rédacteur en chef a été condamné 
à huit mois de prison pour diffamation. Pour- 



— 11 — 

quoi , Monsieur , ne condaoïne-t-on pas a une 
détention perpétuelle les critiques comme M. Cour- 
tois? Et à quoi bon la critique en peinture? J'ai 
vu le plafond de la chambre des Pairs , le seul 
plafond français ; il est impossible de rendre cet 
immense chef-d'œuvre par l'analyse ou la critique. 
Un feuilletoniste qui a consacré neuf colonnes à 
analyser le Dante aux Champs-Elysées n'a réussi 
qu'à me laisser un monde d'ennuis. Votre plafond, 
Monsieur, m'a laissé un monde de bonheurs. 

Et par hasard , un poète allemand , Ludwigh 
Tieck, m'a rappelé en quelques lignes cette 
grande peinture : c Ils virent les grands poètes 
de l'antiquité et causèrent avec eux. Ils en trou- 
vèrent beaucoup dans ces allées vertes et boisées, 
entre les rochers et les fleurs , près de fontaines 
murmurantes et de ruisseaux qui fuient , ou bien 



— 12 — 

sur les hauteurs de la montagne ; et tous chan-*- 
taient ou composaient en silence. Des nymphes 
gracieuses et de charmantes jeunes filles les 
accompagnaient , prenaient soin d'eux . ou les 
égayaient de leurs douces plaisanteries. La musi- 
que la plus douce retentissait dans la forêt, où de 
tendres zéphyrs se berçaient en murmurant, et 
l'écho et les rossignols répondaient à ces chants. » 



MONSIEUR PRUDHOMMË 



AU SALON. 






l 



MONSIEUR PRUDHOHIIIË 



AU SALON. 



M. PRUDHOMME ^donnant le bras à madame Pastéris). 

Quel temps, belle dame! quel soleil chaleu- 
reux ! 

M»« PASTÉRIS. 

C'est vrai ; il fait bien beau. 

M. PRUDHOMME. 

Il faut beaucoup aimer les arts pour alkr aun» 



I.V_L _ _^ 



— 16 — 

Jourd'bui au Muséum de peinture; mais les arts 
sont une si belle chose ! 

M»« PASTÉRIS. * 
Et puis ça fait aller le commerce. 

M. PRUDHOMME. 

A l'âge de quinze ans, j'avais voulu me lancer 
dans cette partie. Mon père connaissait un cer- 
tain Jobé, peintre en miniature, homme de talent 
s'il en fut jamais. Ce Jobé tenait à ce que j'ap-< 
prisse la miniature ; mais mon père me dit : 
Joseph , remarque bien Jobé , c'est un artiste de 
talent , il est jeune , joli , bel homme ; tel que tu 
le vois, il finira sur la paille. Joseph, tu annonces 
une belle main ; avec une belle main , on arrive 
a tout. Mon père ne dit que trop vrai. Jobé 
mourut a l'hôpital : je devins un calligraphe de 
quelque répqtation , j'ose m'en flatter. 

Mme PASTÉRIS. 

Une femme qOi reçoit de vos lellres doit être 
ibien flattée. 



— 17 — 

M. PRUDHOMME. 

Madame, sans me vanter^ j'ai fait quelques 
conquêtes avec ma plume, quoique la plume 
seule ne soit rien. A la calligraphie unissez le 
style, a dit un {^age. Et f avais un style bien 
brûlant , bien incendiaire. J'aurais pu combattre 
vingt fois pour ce sujet, si mon caractère et les 
lois du pays ne s'y fussent opposés. D'ordinaire 
je terminais mes pamphlets amoureux par une si-^ 
gnature h moi , une signature qui disait tout. La 
missive s'adressait-elle à une femme légère , j'em- 
ployais la signature déliée et coquette. Pour la 
femme à sentiments, une signature pleine, pas- 
sionnée et languissante. 

M*» PASTÉRIS. 

Ah ! monsieur , que je regrette de n'être plus 
jeune ! 

M. PRUDHOMME. 

Vous vous moquez , belle dame ; vous êtes 
dans toute la force des sentiments , si j'ose m'ex- 



— 18 — 

primer ainsi. Les printeinp3 vous ont abandonnée, 
mais pour faire place à un été plein de feu , et 
les grappes de votre automne seront bien douces 
a cueillir. 

M- PASTÉRIS. 

Ah ! Monsieur Prudhomme ! 

M. PRUDHOMME. 

Faut-il , pour mon malheur que les frimas de 
Phiver aient glacé mes sens ! j'aurais voulu , ma- 
dame, vous faire Toffrande de mes hommages.. « 

M»« PASTÉRIS; 

Et M. Pastéris ! 

M. PRUDHOMME. 

M. Pastéris ne s'en porterait que mieux. (Riant) 
Hé! hé! 

M"» PASTÉRIS. 

Monsieur Prudhomme, vous êtes bien léger... 

M. PRUDHOMME. 

Ne faut-il pas toujours avoir le petit mot pour 



— 19 — 

rire? autrement la vie ne serait qu'un calice 
d'amertumes. Belle dame , nous voici au palais 
de nos rois. Prendrons - nous le catalogue du 
Muséum ? je vous avouerai que je préfère deviner 
le sujet du tableau. On a le plaisir de la surprise. 
Du reste , je suis tout entier à vos ordres^ 

M»» PASTÉRIS. 

Ce sera comme vous voudrez , monsieur. 

M. PRUDHOMME. 

ie n'en prendrai pas^ alors. Je devine faci- 
lement; l'histoire romaine, l'histoire grecque, la 
mythologie n'ont aucun secret pour moi. La my- 
thologie surtout. Je lis et relis sans cesse le dé- 
licieux ouvrage de Demoustier, ses lettres à 
Emilie. Quelle finesse, quel tour gracieux régnent 
dans cet ouvrage! On n'est pas plus galant. J'au- 
rais fait des bassesses pour connaître Demouslier, 
s'il n'était mort. Demoustier et Voltaire, voila 
mes auteurs favoris. Âh! madame, la Pucelle... 
On ne refera jamais la Pacelle. Le connaisses* 
vous , cet ouvrage piquant ? 



— 20 — 

M»« PAST£R1S. 

M. Pastéris Ta dans sa bibliothèque, mais il 
me défend de le lire. 

M. PRUDHOMME. 

Je vous le prêterai , madame , je vous le prê- 
terai , et vous le dévorerez , j'ose m'en flatter- 

(lu entrent dans le salon carré.) 

M"» PASTÉRIS (devant un tableau de Jf. Horace Vémet.) 

Voyez , monsieur Prudhomme , quel beau ta- 
bleau ! 

M. PRUDHOMME. 

C'est d'Horace Vernet, le fils de CaHe Vernet; 
un farceur encore celui - là. J'ai beaucoup connu 
tin de ses amis. C'était l'homme aux calembourgs. . . 

M»« PASTÉRIS. 

Oh ! un officier français qui va être tué par un 
Arabeé Malheureux jeune homme I 

M. PRUDHOMME. 

Cependant le marquis de Bièvre l'emportail 
sur lui... 



•^•— - ■ 



-^ 21 — 

M»« PASTÉRIS. 

Sur cet officier? 

M. PRUDHOIIUE. 

PardoD , belle dame ; je dis que le marquis de 
Bièvre faisait mieux le calembourg que Carie 
Vernet , le père d'Horace Vernel donl le tableau 
est sous nos yeux» Un jour il dit k Boilly... 

W^ PASTÉRIS. 

Mon Dieu, il faut la vie d'un homme pour 
peindre tout cela. 

M. PRUDHOMME. 

Détrompez - vous , belle dame ; tous ces per-^ 
sonnages que vous voyez là ne sont rien; te 
peintre ne s'en occupe guères ; il ne fait que les 
maiûs. 

M- PASTÉUIS. 

Ah! vraiment? 

M. PRUDHOIIMË. 

Certainement^ les mains sont très difficiles à 

2 



— 22 — 

rendre ; le reste , les habits , les têtes , est peint 
par les élèves. Je reviens à Boilly, que j'ai beau- 
coup connu: ce fut lui, peut-être, le premier 
qui porta une tabatière à musique. C'était nou- 
veau alors, nous étions en 4815. Boilly était 
invité, à cause de son esprit de saillie, dans 
toutes les grandes réunions. Un soir , il met sa 
tabatière à musique dans sa poche. On causait au 
coin du feu ; il lâche un air. Toute la société se 
regarde; personne ne s^expliquait d'où venait 
cette délicieuse musique. Quand Boilly eut joui 
de l'embarras, il montra l'instrument : on rit 
beaucoup. Il ne fallait que deux ou ti*ois farceurs 
comme Boilly ponr mettre le monde en révolution. 
La tabatière à musique devint de mode. Moi- 
même je cédai à la vogue ; j'en achetai une et je 
m'en trouvai bien ; je crois même... 

M»« PASTÉRIS. 

Monsieur Prudhomme, voici un paysage qui 
me parait... 



— 28 — 

M. PRUDHOMME. 

Il est fort beau : signé, madame Empis. Il 
serait bien pour un bomme ; éclos sous les pin- 
ceaux d^une dame, c'est tout dire. Admirez un 
peu la perspective. Ah ! c'est que la perspective 
est tout dans un paysage ; sans la perspective , 
point de paysage. 

M- PASTÉRIS. 

Et les biches ; voyez , elles vont boire ! 

If. PBUDHOMHE. 

Très-bien : l'eau est parfaitement rendue ; on 
distingue même les feuilles des arbres. Ah ! le 
paysage ! On fit, si j'ai bonne mémoire, un joli 
couplet sur le paysage. C'était dans Fanchon-Ia" 
Vielleuse , une pièce dans laquelle M*"® Belmont 
fit courir tout Paris; elle y mettait un mélange 
de simplicité , de bon ton , d'enjouement et de 
sensibilité qui vous émouvaient malgré vous, 
surtout quand elle disait au jeune peintre Fran- 
carville, sur un air connu : (àmi-voiw) 



^ u — 

Au bas d'un fertile coteau , 
Dont je garde la souvenance , 
. Je ferai peindte le hameau 
Qui vit les jours de mon enfance» 
11 faudrait être mon époux 
Pour faire avec moi ce voyage : 
J'avais jeté les yeux sur vous..., 
.Mais peignez-^ vous le paysage? (6îf. ) 

UN RAPIN (écoulant). 
ÂMU fini? 

M. PRUDHOMME (i'échaulfani) 

Frondeur audacieux ! Les jeunes gens d'au- 
jourd'hui. sont bien mal élevés. Éloignons-nous , 
inadame ; je suis d'un caractère bouillant ^ et il 
pourrait arriver des malheurs* 

M** PASTÉRIS. 

Je vous en prie, monsieur Prudhomme, ne 

< 

vous fâchez pas ; laissez tranquille ce va-nu-pieds 
avec ses longs cheveux. Ça doit être un peintre. 

il 11. PRUDHOMIIE. 

Jamais , madame ; les peintres sont gais ^ mais 



— 25 — 

insolents , non. (Its arrivent près d*un tableau d'Eug, 

Delacroix.) Oh ! Phorreur ! Il est inconcevable que 
les jurés reçoivent de pareilles choses. Mais c'est 
peint avec un balai... un balai ivre, même. 

V 

M»« PASTÉRIS. 

Passons vite, cette peinture m'agace... 

M. PRUDHOIIME. 

Voyons un peu le nom de l'auteur : Delacroix. 
On n'a pas d'idée de quelque chose aussi affreux. 
Je ne prendrais pas ce tableau pour rien. Je ne 

voudrais pas, moi qui vous parle, avoir fait cela. 
Pouah! l'indignité; j'ai très-peu dessiné, mais 
je me flatte , avec ma plume , d'arriver k des ré- 
sultats plus agréables. Une fois, cependant, je 
faillis me compromettre : c'était lors de la créa- 
tion des préfets. J'habitais le département de 
Saône -et -Loire, chef-lieu, Mâcon. Vous avez 
dû , belle dame , boire du vin de ce pays , il est 
fort bon et peu coûteux. Si mes souvenirs sont 



— 26 — 

exacts, il coûte 75 centimes la bouteille; ce n'est 
pas ici , à Paris , où l'on ne boit qae des Tins 
falsifiés, qu'on en trouverait }k ce prix. Fran- 
chement, je voudrais revoir Mâcon rien que pour 
ses vins. Les habitants sont aimables ; on y tient 
bonne table. Le bon vin ! il m'en souviendra 
longtemps. 

M»» PASTÉRIS. 

Oh! les pauvres petits; ils vont être dévorés 
par le loup; et la pauvre mère qui se dresse 
contre la croix. Le loup a l'air d'avoir bien faim. 
Croyez-vous, monsieur Prudhomme, qu'il les dé- 
vorera, le loup? 

M. PRUDHOUliE. 

Soyez tranquille, madame. Remarquez dans 
le fond un garde-chasse qui arrive avec son fusil. 
Il ne laissera pas se consommer un attentat aussi 
déplorable. Cependant il n'y a pas toujours de 
gardes-chasse. Nous voyons à chaque instant , 
dans les gazettes, des événements beaucoup plus 
douloureux. Le peintre n'a rien inventé. 



— 27 — 

M«* PilSTËRlS. 

Vous croyez qu'il Ta vu. 

M. PRUDHOMIIE. 

Certainement» madame. Mais voici qui est plus 
gai, ce portrait de villageoise âgée; elle va parler. 

M"» PASTÉRIS. 

Et elle reprise ses bas. Pauvre vieille femme , 
à son âge ! 

M. PRUDHOMME. 

Ce n'est pas qu'elle ait mauvaise vue. Son 
mouchoir est parfait d'exactitude. 

M»* PASTÉRIS. 

Oui , c'est de la laine toute pure. 

M. PRUDHOMIIE. 

Et les rides. Voilà ce qui me confond dans la 
peinture. C'est à s'y tromper. Remarquez encore 
une fort belle peinture, là, un peu élevée... 

M»« PASTÉRIS. 

Des femmes nues , c'est un peu libre. 



— 28 -^ 

M. PRUDHOMUE. 

Pardon, madame, le sujet en est historique. 

!!»• PASTÉRIS. 

Alors, il n'y a rien à dire; mais il est bien 
compliqué, ce sujet. Un Espagnol, très-bel 
homme , du reste ; beau costume , et des Turcs. 

M. PRUDHOMUE. 

Je ne suis pas bien au courant , je vais m'en- 
quérir près de ce monsieur qui a un catalogue. 
(A un mmsieur) : Un million de pardons , mon- 
sieur , si je vous dérange , c'est pour une dame 
qui désirerait connaître le n"" 688 ? 

LE MONSIEUR. 

Comment donc, monsieur, pour une dame, 
cerlainement. (Il lu) • « Don Alvarès à la re- 
» cherche de sa femme , enlevée par des pirates 
» d'Alger, la retrouve en vente dans un marché 
> d'esclaves ; xv* siècle. » 

M. PBUDHOMME. 

Monsieur, c'est à charge de revanche. Belle 



— 29 — 

dame , vous aviez deviné juste en disant que c'é- 
tait un Espagnol : don Âlvarès , sujet historique. 
Des pirates, les Turcs, l'avaient enlevée. L'action 
se passe au xV siècle ; on était encore en pleine 
barbarie , les mœurs i^avaient pas alors le vernis 
d'aujourd'hui. 

M~ PASTÉRIS. 
Je crois bien , enlever des femmes ! 

M. PRUDHOMME. 

Ce don Alvarès dut être fort désolé , car son 
épouse est très- bien. 

M»« PASTÉRIS. 

Elle a tout au plus vingt ans. 

M. PRUDIIOMMË. 

Lui porte sur sa physionomie vingt -cinq à 
vingt-sept ; une union bien assortie. Enfin le 
mari se met à sa recherche dans les pays les plus 
lointains» Il arrive chez les Turcs. Vous n'igno-^ 
rez pas qu'ils trafiquent sur les femmes. 



— 30 — 

M«« PASTÉRIS. 

Les barbares ! 

M. PRUDHOMMË. 

* 

Il croit recoonaitre une taille chérie, il lève 
le voile. surprise! c'est son épouse. Vous pensez 
sMl est heureux. Le contentement se lit sur son 
visage. Yoilà ce que j'appelle un sujet bien rendu. 

Mme PASTÈRJS. 

C'est très-intéressanl. 

M. PRUDHOMMË. 

Nous en verrons bien d'autres. Tenez , ce dé- 
crolteur. Oh ! c'est parfait : la dame trousse un 
peu sa robe. On voit même le mollet; hé! hé! 

M«- PASTÉRIS. 

C'est trop. 

M. PRUDHOMMË. 

Au coniraire , ce n'est peut-être pas assez ; 
hé! hé! 



— 31 — 

M»« PASTÉRIS. 

Oh! vous êtes trop libre , monsieur Prndhomme. 
Mais, c'est particulier; une femme nue» adroite, 
et qui fume. 

M. PRUbHOMME. 

Où voyez-vous? Lk-bas, j'aperçois. Ceci de- 
mande des explications. C'est ime modèle. 

M»« PASTÊUIS. 

Comment, une modèle? 

M. PRUDHOMME. 

Oui , qui sert aux artistes. 

M»» PASTÉRIS. 

Et elle se déshabille ainsi , sans rien , devant 
deux cents personnes, car ils sont deux cents? 

M. PRUDHOMME. 

Que voulez-vous? C'est son état de se désha- 
biller. 

M«« PASTÉRIS, 

Fi! l'horreur. 



— 32 — 

M. prudhomih:. 

C'esr un mal pour un bien; iln'y a pas de 
peintnre possible sans cela. 

M»« PASTERIS. 

Mais elle n'a pas besoin de fumer, et sans 
chemise, surtout. 

M. PaUDHOMMC 

Je vous Tabandonne sur ce point. Vous devez 
sentir que ce ne sont pas des femmes de mœurs 
très-régulières; cependant on en a vu... 

M°»« PASTERIS. 

Je ne crois pas ; une créature qui se prive de 
tous ses effets devant un tas d'hommes... Non , 
on ne m'ôlera jamais celte idée-là ! 

M. PRUDHOMME. 

Les artistes ne laisseraient jamais entrer qui 
que ce fût quand ils ont une modèle. 

M»»* PASTERIS. 

Voyez-vous bien? C'est assez clair. 



— 33 -^ 

M. PRUDHÔMME.- 

Cependant un jour feu Drolling me laissa voir 
sa modèle ; il est ^rai qu'elle était habillée.. • 

M«»« PASTÉRIS. 

 la bonne heure. 

M, prudhomme:. 

Feu Drolling est celui qui a peint au Louvre 
r Intérieur de Cuisine^ un bijou , c'est ravissant; 
les marmites sout k prendre à la main. On comp- 
terait volontiers chaque brique du plancher; mais 
il prenait son temps. Il me disait, à moi qui vous 
parle : « Monsieur» j'ai mis quatre mois à peindre 
\ le balai. > 

M»« PASTERIS. 

Quelle patience ! 

M. PRUDHOMME. 

Oui, nous avons des personnes qui pensent 
qu'on dessine par dessous la jambe; ces per- 
sonnes se trompent. Feu Drolling disait toujours : 



— 34 — 

c Le génie sans la palience n'est rien, » et il 
avait raison. Je lui portai un jour , par plaisan- 
terie , un soldat dessiné par moi en traits k la 
plume. Je ne vous dis pas cela , madame , pour 
me flatter; il le trouva très-bien et le fit encadrer. 

M- PASTÉRIS. 

Vous êtes vraiment un homme universel, mon- 
sieur Prudhomme... Vous étiez né artiste! 

M. PRUDHOMME. 

Aussi les ai-je toujours fréquentés. La mort 
de feu Drolling mWecta beaucoup. La mort est 
cruelle! j'oserai même la qualifier d^impitoyable ; 
elle s^attaque aux rois comme k leurs plus simples 
sujets. Elle moissonne les artistes avec sa faux 
tranchante... Mais je vous ennuie peut-être avec 
mes pensées philosophiques... 

M"- PASTÉRIS, 

On ne s'ennuie jamais avec vous, monsieur 
Prudhomme. 



— 35 — 

M. PRUDHOMNE. 

Vous êted trop aimable, belle dame. Veuillez 
voir ce âujel gracieux. 

il- PASTÉRIS. 

Le petit amour ! 

M. PRUDHOMME. 

Précisément ; «ncore un emprunt à la mytho- 
logie. L'idée est ingénieuse de Pavoir fait voguer 
sur son arc comme sur un bateau. Il est tran- 
quille celui qui cause tant de passions. Sa flèche, 
qui a transpercé tant de cœurs , sert d'éventail , 
et son mouchoir tient lieu de voile. 

M»"« PASTÉRIS. 

On voit qu'il y a du vent. 

M. prudhomme:. 

C'est un doux zéphyr qui le mènera vite à 
Cythère. 

M»« PASTERIS. 

Comme c'est bien peint ; c'est tendre. 



— 36 — 

H. PRUDUOMME. 

Il est impossible de rendre avec plus de chas- 
teté une image voluptueuse. Il a beaucoup de 
talent , et il ira loin , ce jeune artiste. 

M- PASTÉRIS. 

Vous croyez?... 

M. PRUDHOMME. 

yen suis sûr ; il a dû recevoir des conseils de 
Girodet. Encore on grand artiste que les arts 
pleureront longtemps. 

UN£ DAME tenant jpar la main un petit §arçon. 

Vois-tu, Fiû, n'a pas été bien sage le petit 
garçon à sa maman qu'est malade. 

FIFh 

Oui, maman. 

LA DAME. 

N'a renversé le bouillon. 

FlFî. 
Oui , maman. 



— 37 — 

Lk DAME. 

La maman le gronde beaucoup; n'a l'air triste, 
le petit poulot. 

FIFI. 

Oui , maman. 

LA DAME. 

Tu ne seras pas méçant jamais, comme le petit 
à sa maman. 

FIFï. 

Oui , maman. 

M. PRUDHOMME. 

Yoilk un petit garçon bien intelligent. (La 
dame fait un soutire,) Elle est bien Conservée, celle 

M»« PASTÊRIS. 

Oh ! cela dépend. 

M. PRUDHOMME. 

Je m'entends, pour son âge. (Bas.) Voyez- 
vous ce tableau du roi à Windsor? 



— 88 — 

ll»« PASTËRIS (haut). 

Louis-Philippe. 

H. PRUDHOMME (bas). 

Lui-même. Il ne faut pas parler trop hauf 
devant ce tableau. Cette peinture est due au 
pinceau d'Edouard Pingret. Je le connais aussi ; 
il m'aime beaucoup : nous avons à pen près le 
même caractère. Il ne fait pas un de ses délicieux 
petits tableaux sans me consulter. 

M- PASTÉRIS. 

Vraiment? 

H. PRUDHOUaE. 

Il était de la suite du roi, en Angleterre. C'est 
un bomme fort bien en cour; mais il ne res- 
semble pas k tous ces gueux d'artistes qui mangiBnt 
tout, qui vont au café, qui font les cent dix- 
neuf coups. Non, il est riche, avec cela économe. 
Pingret donne des soirées délicieuses , où va le 
grand monde. On prend chez lui du moka dé- 
licieux. Quel moka! Je ne sais trop où il se 



— 39 — 

fournit. Dernièrement , Tempereur de Russie lui 
a envoyé du thé de caravane , ce qu'il y a de 
plus fin en thé. 

M»« PASTERIS. 

Alors c'est un bon peintre? 

M. PRUDHOMME. 

Les souverains se l'arrachent. 

M»« PASTÉRlS. 

t 

C'est beau , pourtant» d'arriver là. 

M. PRUDHOMME. 

Oui, mais tout le monde ne s'appelle pas Pingret. 

»!«• PASTÉRlS. 

Regardez donc, monsieur Prudhomme, la robe 
de celte dame, une robe gorge-de-pigeon. 

M. PRUDHOMME. 

C'est vraiment du satin; il est impossible de 
pousfter plus loin l'illusion. Mais je la reconnais , 
cette dame, c'est M"® Lecocq. 



— 40 — 

M«» PASTÉRIS. 

Oh ! non, M""* Lecocq n^a jamais porté de robe 
aussi riche, 

M. PRUDHOMMË. 

La robe ne fait rien ; voyez plutôt le nez , la 
bouche ) les yeux..» 

M*»» PASTÉRIS. 

M*"^ Lecocq a le nez beaucoup plus fort, et 
elle prise, avec ça» 

M. PRUDHOMME« 

Je ne dis pas; alors le peintre Faura flattée* 
Au surplus, je veux en avoir le cœur net. (À un 
jeune homme i) Monsieur, auriez-Vous Finsigne 
complaisance de me permettre de vous demandai' 
si le nom de cette dame est sur le catalogue» 

LE JEUNE HOMME. 

C'est le portrait du maire d'Yvetot- 



~ 41 — 

M. PRUDHOMME, éUmné. 

Pardon, monsieur, vous errez; je vous parle 
de la dame à la robe gorge-de-pigeon. 

LE JEIUNE HOMME. 

Oui, monsieur, c'est le maire d'Yvetot. (U 

s'éloigne. ) 

M. PRUDHOMMË. 

Ce jeune homme me parait trè&-originaI ; mais 
il est peu complaisant. 

M«« PASTÉRIS. 

Le voyez-vous, votre jeune homme, qui rit 
Ik-bas avec un de ses amis, ou qui se moque? 

M. PRUDHOMMË. 

C'est un peintre, alors; les peintres n'en font 
pas d'autres* Duval-Ie- Camus père excelle dans 
ces sortes de plaisanteries. 

M"* PÂSTÉRIS. 

Je ne trouve pas cela plaisant. 



— 42 — 

M. PRUIttiOMIie. 

Oh ! elles ont bien leur charme. Deruièrement 
on tracassait Duval - le - Camus père dans une 
maison pour obtenir de lui une croquade. Les 
croquades de Duval sont très- recherchées , peut- 
être plus encore que celles de Pingret. Duval 
demande une feuille de papier très-longue ; on 
l'entoure, on est dans l'enchantement d'avoir une 
croquade d'un homme artiste jusqu'au bout des 
ongles. Duval dessine une corde de danseur tendue; 
puis, dans le haut, un petit bonhomme imper- 
ceptible tenant un balancier. Cette plaisanterie 
me fit rire aux larmes, ainsi que toute ]a société. 

M™ PASTÉRIS. 

Effectivement, c'est très - amusant. Monsieur 
Prudhomme, n'en avons-nous pas assez pour 
aujourd'hui? Ces tableaux vous donnent mal k 
la tète. 

M. PRUDHOMME. 

Vous n'êtes pas la seule , belle dame ; il faut 



v^ 



— 43 — 

en avoir Thabitude. Ce n'est pas l'unique ineon- 
dénient de la peinture. De tous ces jeunes peintres, 
la moitié peut-être aura trépassé l'année pro- 
chaine. 

M"« PASTÉRIS. 

Seigneur! est-il possible? 

M, PRUDHOMME. 

Hélasl il n'est que trop vrai! La peinture mine 
la santé. Vous comprenez, le vernis, l'odeur; 
l'estomac est bien vite délabré. C'est ainsi qu'on 
explique la mort de Girodet. 

M"»« PASTÉRIS. 

Vous avez bien fait alors de ne pas vous mettre 
artiste. 

M. PRUDHOMME (faUant retentir sa baise-tailU). 

Oh! nous avons du creux (1). 

20 mars 4846. 
(1) Quelques-uns me reprocheront peut-être d'avoir emprunté 



— 44 — 

à M. flenri Monnier la célèbre création de Momieur Pru- 
dhomme. Je réponds à cela que Monêieur Prudhomme n^est 
pas un individu , mais des individus. Le célèbre caricaturiste 
a créé, sans s'en douter^ la plus grande figure du 19* siècle. 
Autrefois le peuple s'appelait Jacques Bonhomme; aujour- 
d'hui la bourgeoisie s'appelle Mo7isieur Prudkomme. Cela 
est malheureux pour la nation française , mais cela est. 

Qu'on ne s'y trompe pas , Monsieur Prudhomme au scUon 
n'est pas une simple farce; cette étude a la prétention de 
peindre la classe d'individus qui a nommé cette année M. 
Brascassat à l'Institut , qui souffre les inspirations de M. Cha- 
puis. Montlaville à la chambre, qui s'enthousiasme devant 
les caricatures de feu Grandville, qui a dévoré, acheté avec ou 
sana illustrations, les huit et quelques éditions de Jérôme 
Palurot » en un root les Monsieur Prudhomme, 



GRANDEUR ET DÉGÂDËNGE 



D'UNE SERINETTE. 



A M. Jules Janin. 



'ruftawri ■ 



eRANDEVR ET DÉCADENCE 



D'UNE SERINETTE 



nfadame Teave Brodart , la mère. 

Toute petite ville de province a une eue 

particulière ^ une rue occupée seulement par des 
bourgeois^ isolée, à l'ombre et silencieuse. Il y 
pousse de Therbe. Cependant celle rue calme 
comme un cercueil, où les rideaux sont soigneu- 



— 48 — 

sèment tirés j gouverne la ville : c^est de là que 
partent les accusations les plus terribles , en ce 
sens qu'elles sont sourdes , anonymes et qu'elles 
éclatent sur la ville comme des trombes. 

Un étranger passe dans cette rue : il n'a vu 
personne aux fenêtres; mais vingt yeux embus- 
qués derrière l'ouverture imperceptible d'un ri- 
deau ont pris son signalement. Chacun s'inter- 
roge ; aussitôt après, on fait l'instruction. 

Si les bourgeoises de la rue Châtelaine espion- 
nent ainsi les étrangers , quelle attention n'appor- 
tent-elles pas à disséquer , à scalper les moindres 
faits et gestes de leurs concitoyens. Le malheu- 
reux sujei qui est dénoncé à ce féminin tribunal 
des dix , est plus à craindre que s'il était accusé 
d'empoisonnement; les bourgeoises sont aussi 
habiles à trouver matière à diffamation que l'est 
l'appareil de Marsh à recueillir du poison, j — On 
sait que cet appareil trouverait de l'arsenic dans 
une botte de foin. 

Madame veuve Brodart, que toute la ville 



-^ 49 — 

appelait la mife, pour la distinguer de sa bro i 
madame Brodart- la -jeune, demeurait dans la 
rue Châtelaine; quoique entourée du terrible 
comité secret , elle n'en faisait pas partie active* 
Elle y remplissait le rôle de personnage muett 
c^est-k-dire que son grand âge l'empêchant de 
sortir, elle recevait des voisines qui entamaient 
chaque soir les histoires k l'ordre du jour. Mada- 
me Brodart prenait plaisir à cette gazette vivante, 
mais elle n'y voyait point de mal. 

Elle était receleuse de secrets , sans le savoir* 

J'allais souvent chez madame veuve Brodart 
pour jouer 'avec ses neveux et ses nièces. Peut- 
élre dois-je à cette brave dame le goût prononcé 
de la musique. Voici comment. 

Dans une grande armoire de chêne, pleine de 
linge rangé avec une propreté hollandaise, se 
trouvait une serinette qu'on nous confiait lors*^ 
que nous avions été bien sages k l'école. 

— c Surtout prenez garde de l'abîmer, s'écriait 
madame veuve Brodart* » Cette serinelte portait 



— 50 — 

sar lé couvercle un petit papier imprimé , indi'* 
quant les airs notés. Ainsi : 

« Ouverture de la chasse du jeune Uenti, 

m Air de PMlckdelphie (2 fois). 

« Le Point du jour, 

« La Monaco (3 (ois), 

« Air de 2a Flûte enchantée» 

Je me rappelle que le Point du jour, quoî- 
quMnscrit sur le catalogue, manquait. Un neveu 
de madame Brodart avait tourné trop violemment 
le cylindre et avait éraillé quelques petites pointes 
de cuivre nécessaires k cette musique. 

— Âh ! Seigneur, disait madame Krodart d'un 

ton de voix douloureux, ils m'ont abimé mon 

Point du jour... Passez vite k l'autre air, petits 

brisaques. — Brisaque, dans le dictionnaire néo- 
logique de la province , signiûe un enfant qui 

casse , qui détruit tout. — Un jour que je jouais 

l'air de Philadelphie^ et que je changeais les 

crochets pour passer k un autre air, madame 

Brodart se leva d'un bond de son fauteuil , me 



— SI — 

repoussa brasqaement et s'empara de la serinette^ 
Mon grand crime était de n'avoir joué qu'une 
fois l'air de Philadelphie ^ tandis que le catalogue 
indiquait qu'il fallait le jouer deux fois. 

— Tu me feras mourir, petit vaurien, dit-elle» 
vous avez déjà cassé mon Point da jour^ vous le 
faites exprès, n'est-ce pas...? va, je le dirai k la 
mère... qu^dle te donne le fouet. .. maudit enfant ! 
Il n'en fait pas d'antres. Je te défends, vois -tu, 
de toucher jamais k la musique... 

Madame Brodart appelait sa serinette : la rm- 
sique. 

— Vous n'y toucherez plus, ajouta-t-elle , ni 
les uns ni les autres, vous me faites trop de mau- 
vais sang. Quand vous voudrez entendre la mu- 
sique , M. Peinte s'en chargera. 

M. Peinte était un avocat qui n'avait jamais^ 
exercé : < Il est trop simple , disaient les fortes 
têtes du pays. » Dans ce sens, simple est le 
synonyme bien proche d'idiot. Les provinciaux 
avaient raison : si M. Peinte n'était pus idiot , il 



— 52 — 

n'avait jamais donné signe que d'une très médiocre 
intelligence. 

Pâle , blond ^ les yeux inquiets, le crâne fuyant 
et se développant en pointe , H. Peinte marchait 
des épaules , la tète inclinée sur l'épaule droite. 
Sa bouche blême, toujours ouverte, ne démentait 
pas l'opinion que les moins phrénologues pou- 
vaient avoir de son esprit, en examinant son 
crâne pointu% H. Peinte dépensait son peu d'in- 
telligence dans de petits travaux semblables à 
ceux des forçats et des castors; il tournait des 
maisons, des toupies et divers petits objets en 
bois, qui le faisaient aimer des enfants. Il était 
propriétaire d'une tabatière k musqué ; — ce 
meuble jouit d'un grand succès dans sa nouveauté « 
Il jouait aussi un peu du flageolet et il s'em- 
pressait d'aller faire danser , les jeudis de sortie , 
les jeunes demoiselles entre elles dans leurs fa- 
milles. Mous l'aimions , car il apportait , chaque 
fois que nous le voyions , un nouveau tour, une 
nouvelle curiosité. Ainsi, il s'occupait un peu de 



■^-TTr""''— a— ^''*-— — *** 'Il s^^^;^- ^^— ^ - 



— 53 — 

physique amusanle , de tours de cartes. Ce qui 
nous sui*prenait le plus, c'était son pouce très 
mobile , quMI faisait plier sur le dos de sa main , 
dans la perfection, disait madame BrodarC. 

M. Peinte ne manquait jamais de venir exac-^ 
tement chaque jour de deux b quatre heures vi-- 
siter sa vieille amie. Il arrivait de la promenade 
avec une provision de nouvelles fraîches, qu'il 
recueillait de ci et de Ik. 

— Il est donc survenu quelque chose h M. Peinte? 
dit madanne Brodart en entendant sonner deux 
heures. 

Quelques minutes après , celui-ci entra : 

- — Ah ! monsieur Peinte , vous êtes en retard. 

— Oui, dit-il, mais j^apporte une grande nou-< 
veile... nous avons enfin un organiste. 

— Il est de fait que ça ne pouvait pas durer. 

— Un Allemand , m'a-t- on dit. 

— Encore un étranger, s'écria madame fero- 
dârt dans un moment d^esprit national, des bri- 
gands qui sont venus ici avec le.s cosaques ! 



- 54 — 

— Permettez , madame BrodarC , ils sont bons 
musiciens. 

— Allons donc! musiciens comme ma poche... 
des gens qui ont été de l'invasion ne peuvent 
pas être musiciens. Et puis quand ils seraient 
musiciens, n'y en a-t-il pas assez dans le pays?... 
Mon, dit-elle en s'échauffant, c'est un fait exprès. 
Ils crèvent de faim chez eux, ils viennent man- 
ger notre pain. Le gouvernement est bien bon... 
si ça me regardait seulement un jour... 

— Mais , madame Brodart , tout ça dépend du 
conseil manicipal... 

— Ah ! votre conseil municipal, un tas de je 
ne sais quoi... Enfin je ne peux pas les voir ici, 
vos Allemands, Il y en avait deux logés chez ma 
mère , du temps de l'empereur ; de grands bêt€u 
qui ont des cheveux de filasse; ils ne savent seu- 
lement pas répondre oui ou non, ils disent iak 
tout bout de champ... c'est pas des hommes, ça... 

— Qu'est-ce que ça nous fait, après tout? dit 
M. Peinte. 



— 55 — 

— \o\\^ comme vous êtes, vous, qi 

que ça nous fait... mais ça nous fait beau 

ces gens Ib, quoi, viennent prendre Parge 

notre poche; je suis bien sûre que , sMI é 

M. Peinte père serait de mon avis. 

Madame Brodart aimait & étayer ses o 

de celles de M. Peinte père, juge du trib 

homme important. Comme elle le noi 

M. Peinte père entra ; quand elle entam 

discussion avec ses voisines et qu'elle se t 

battue, madame Brodart avait recours 

artifice oratoire qui ne lui fit jamais c 

c M. Peinte père prétend... 9, imiieWe. Ce 

root prétend coupait court à toutes discu 

les voisines le savaient et se seraient bien 

de garde d'aller contre une autorité aussi 

M. Peinte', qui montrait la plus grande 

aux avis de son père . ne sut que répondr 

arrivée. Aussitôt madame Bi*odart reprit la 

et expliqua avec ses précédents argum 

question de nationalité qui était survenue a 



— 56 — 

de l'Allemand. Le juge s'étant recueilli gravemenl 
et ayant plongé ses doigts dans sa tabatière, en 
retira une prise et une opinion. Il donna. gain de 
cause k madame Brodart la mère. 



L'OrgAiilste. 

La veille de cette conversation, de la diligence 
de Paris descendaient un vieillard et un enfant 
que le conducteur appela M. Freischmann et son 
fils. 

L'organiste de la ville étant mort, le curé avait 
fait demander un musicien qui pût en même 
temps apprendre le chant aux enfants de chœur 
de la maîtrise. 

L'évéque du diocèse nomma l'Allemand. 

Quand l'organiste descendit de voiture, les 
curieux et les flâneurs de la ville remarquèrent 
avec élonnement ce petit vieillard qui avait la 
mine d'appartenir k un autre siècle. Freischmann 
portait tle larges- lunettes bleues , au travers des- 



— 57 — 

quelles se pouvaient voir de petits yeux perçants^ 
quoique fatigués. Sa bouche large et très mobile 
était rentrée par suite de la perte des dents ; la 
lèvre inférieure aimait à se reposer sur la lèvre 
supérieure y ce qui donnait un aspect satirique k 
sa physionomie. L'Allemand ôta son chapeau à 
larges bords pour secouer la poussière qui y avait 
élu domicile pendant la route , et l'on put voir 
son front chauve sur le milieu , tandis que les 
oreilles étaient cachées par une touffe de cheveux 
plats , grisonnants et raides comme des momies. 

Il était vêtu d'un habit noir k la française et 
d'un pantalon noir étriqué , qui tirebouchonnait 
autour de deux maigres jambes. Le tout était 
très râpé. 

— Tu es fatigué, mon petit Rosenblutt? dit-il 
k l'enfant. — Oh! le joli enfant, dirent les com • 
mères. — Est -il d'un beau roseî — Les beaux 
cheveux blonds ! — Il a l'air si doux ! — Quel 
ange du bon Dieu ! 

Si les mères n'ont jamais entendu de i)lus 




— 58 — 

suave musique que les complimeuls qu'on adresse 
à leurs enfants , il n'en fut pas de même pour 
Freischmann. Il avait attendu patiemment qu'on 
lui donnât sa boite à violon ; quand il l'eut, il se 
tourna vers les femmes et fit une grimace qui 
valait un coup de dents ; après quoi il marcha 
très vite vers le presbytère , tenant à la main 
l'enfant. 

— Avez -vous va, dirent les commères, sa 
mine à cet homme? 

— J'ai cru qu'il voulait nous avaler. 

— Pauvre piau Jésus , je le plains d'avoir un 
père pareil. 

— C'est donc son père ? On ne s'en douterait 
pas. 

Le lendemain, Freischmann était installé dana 
un logement qui attient à la cathédrale. Ce loge- 
ment consiste en une grande galerie de pierre 
très obscure, qui conduit à une petite pièce hu- 
mide au rez-de-chaussée. Derrière cette pièce se 
tiouve une salle immense, soutenue par deux. 



— 59 — 

piliers gothiques, qui sert de maîtrise. Un petit 
jardin où poussent des pavots communs, et qui 
pullulent malgré les mauvaises herbes, était des- 
tiné k égayer cette triste habitation. 
Le curé vint rendre visite à son organiste. 

— Comment vous trouvez-vous ici, M. Freisch- 
mann? 

— Trop bien, dit -il d'une voix aigre et stri- 
dente.. • La musique me console de tout. 

— Si vous vouliez faire arranger le jardin , je 
pourrais vous envoyer mon jardinier. 

— Ah! je n^aime pas les fleurs... Rosenblutt 
non plus... 11 lui faut de la musique k Tenfant. 

Rosenblutt courait déjà dans le jardin. 

— A propos d'enfants, reprit l'organiste, com- 
bien en avez -vous qui chantent, monsieur le 
curé? 

— Nous avons douze enfants de chœur ; de 
plus, diverses personnes pieuses envoient k la 
maîtrise leurs enrants, qui chantent aussi k la 
messe. 



— 60 — 

— Bon, bon, je vois, dit Freischmann, 

— Pour plus de renseignements, je vais en- 
voyer chercher Briige, le serpent de la cathé- 
drale, qui était chargé par intérim des enfants de 
chœur. 

— Monsieur le curé, je vous demanderai une 
faveur. Je ne puis jouer de l'orgue que parfai- 
tement isolé... Je désire avoir seul la clef de la 
porte qui y mèpe; je ne reçois personne. 

— Si vous y tenez absolument ; cependant il 
vous faut un homme pour souffler, 

• — Non, pas besoin... I^e petit me suffît... 

— Coronient , vous fatigue; un enfant aussi 
jeune, aus^ gentil? 

— Hein ! dit Freischmann , qui semblait ne 
pouvoir entendre parler de Rosenblutt, ça me 

regarde... Il le faut pour sa santé, au petit. 

L'archidiacre se retira fort étonné de la con- 
versation d'un tel original. Peu après ^ Bruge 
entra , le serpent sous le bras , suivi de ses élè- 
Yes. J'étais du nombre ; comme j'avais une belle 



— 61 — 

voix , mes parents me faisaient suivre les cours 
de la maîtrise. 

— Vous êtes le serpent? dit Freisebmann , 
vous êtes musicien sans doute? 

— Oui^ dit Brnge un peu embarrassé de cet 
interrogatoire k brûle-pourpoint. 

— Voyons. •• faites chanter ces marmots , que 
je connaisse leur force. 

Bruge nous rangea en cercle et nous fit chan- 
ter un^ morceau. A peine au milieu, Freisebmann, 
qui avait comme des attaques de nerfs , s'écria : 
— Assez , assez , arrêtez ! 

Les enfants, effrayés par cette voix perçante 
qui dominait le chœur, se turent. 

— Monsieur, dit Freisebmann k Bruge. j'en 
ai entendu assez, vous pouvez vous retirer main- 
tenant... Quelle éducation ! Us m'ont gâté la voix 
de ces petits... Tout est k refaire... C'est bien, 
Monsieur, dit-il en reconduisant Bruge. 

Et il revint en parlant toujours k lui-même. 

— Oh! la musique... Ils ne savent rien dans 



— 62 — 

ce pays. — RosenbluU, cria-l-il, viens ici, viens 
vîle. 

Nous nous regardions tous effarés. A l'ordi- 
naire , nous passions les répétitions k rire , à 
jouer, à faire mille tours au pauvre serpentiste ; 
mais ce petit homme maigre, avec sa bouche 
tout a la fois goguenarde et remplie de fiel, nous 
rendait phis silencieux que le plus terrible maître 
d'école. Rosenblutt accourut en tenant un pa- 
pillon. 

— Tiens, papa, vois donc ce que j'ai trouvé 
dans le jardin... 

— Nous n'avons pas le temps, dit Freischmana 
en embrassant les joues roses de l'enfant, ap- 
portez le violon... Et vous autres, attention^ 
qu'on ne bronche pas, nous dit- il, vous allez 
faire la gamme chacun à votre tour. 

Quand nous eûmes fait la gamme, il nous 
divisa en (rois groupes de cinq, et il nous avertit 
que Rosenblutt conduirait les chœurs. Cela nous 
fit rire. Nous étions presque tous âgés de sept a 



— 63 — 

dix ans , et le chef qu'on nous donnait paraissait 
avoir quatre ans a peine. Rosenblult revint avec 
de la musique copiée et la boite k violon. Il nous 
distribua les parties. Freischniann donna l'accord, 
et nous commençâmes à chanter. Rosenblutt 
tout d'un coup se mit en colère. 

— Eh ! dit-il , il y a un bémol à la clef. . . 
Cela me fit sourire. Freischmann vint à moi : 

— Ris encore, toi, je te mets à la porte... 
Quand Bos6nbtult vous fera quelque observation, 
vous l'écouterez , ou, sinon, vous aurez affaire h 

m 

moi,. Vous pouvez vous en aller , en voilk assez 
pour aujourd'hui , poursuivit Freischmann ; re- 
venez demain k la même heure... nous essaieroub 
de la musique plus facile. 

Nous partîmes sans plus attendre, comme op 
pense , fort contents d'éhapper à la tutelle d'un 
maître de chapelle aussi terrible. 



— 6i — 



La Paroisse Salnt-C^régolre. 

La ville de M , quoique petite, est divisée 

en deux paroisses : la paroisse Notre-Dame et la 
paroisse Saint-Grégoire. Notre-Dame est la ca- 
thédrale, Saint-Grégoire Féglise. 

Notre-Dame est un monument très-curieux du 
XI"''' siècle , mais dans un mauvais état de con - 
servation. On craint qu'une tour ne s'abatte. 
Le conseil - général du département, composé 
d'avocats en majorité, c'est-k-dire de bavards 
ignorants et voltairiens, juge h propos, k chaque 
session, de ne voter aucun subside à la cathé- 
drale. 

L'église de Saint-Grégoire , bâtie à la fin du 
xv'"'' siècle , a plus de chances de durée. La ville 
est trop pauvre pour allouer les moindres fonds^ 
k l'entretien de ses monuments ; aussi Notre- 
Dame est-elle obligée de vivre des aumônes des 
fidèles. Mais, quoique la cathédrale réunisse dans 



— 65 — 

sa zone un plus grand nombre de paroissiens» 
elle est loin d'être aussi riche et aussi bien en- 
tretenue que Saint-Grégoire , paroisse des mar- 
chands et de la bourgeoisie opulente. Ainsi la 
cathédrale ^ qui gouverne la ville , est pauvre , au 
lieu que l'église, sujette de là cathédrale, est 
riche. 11 est facile de comprendre la lutte sourde 
qui existe entre les deux fabriques. Si l'archi^ 
diacre a une chape neuve un jour de grande 
cérémonie , soyez sûr que , le lendemain , le curé 
recevra assez d'aumônes pour pouvoir éclipser 
son chef catholique. 

Dans un salon de la paroisse de Saint-Grégoire, 
on s'inquiéta beaucoup, le lundi suivant, des 
débuts de l'organiste. M. Peinte jeune s'y trouvait 
avec son père. M^ Mercier, qui passe pour grand 
musicien , depuis qu'il a chanté dans un concert 
avec Romagnési père, fut interrogé sur le nouvel 
organiste. 

— Je ne suis pas assez connaisseur, dit-il, 
pour oser donner mon opinion sur cet Allemand. 



._ 66 — 

Je désirerais savoir ce qu'en pense M. Peinte 
père? 

— Madame Brodart la mère me disait, il y a 
quelques jours, avec beaucoup de justesse dans 
le raisonnement « qu'il était peu rationnel d'avoir 
appelé ici un étranger. 

— Oui, dit madame Fréminet, chez qui se 
tenait la soirée, je ne sai& pas s'il a du talent, 
l'organiste de la cathédrale , mais on dit qu'il est 
fou... 

— Je sais bien autre chose sur l'organiste, dit 
M. Peinte fils d'un air mystérieux, mais c'est 
bien grave... 

— Dites toujours , monsieur Peinte ? 

— Cet Allemand, m'a- 1- on dit..., prenez 
garde, ce n'est pas moi qui voudrais en parler le 
premier... 

— Peinte , tu as raison , dit le père, il ne faut 
jamais assumer sur sa tête la responsabilité d'une 
confidence dangereuse... 

— Ok! monsieur Pointe, fit madame Fréminet, 



— 67 — 

rien ne sort d'ici... nous sommes entre amis, 
d'ailleurs. 

— Eh bien! cet' Allemand, dit-on, est pro- 
testant. 

— Oh ! s'écria l'assemblée. 

— 11 ne manque pas de talent, dit M. Mercier. 

— Le talent n'est rien, dit M. Peinte père, 
dans.de pareilles circonstances. 

— Et on lui confie des enfants , à ce protes- 
taiit... 

— Mais il les corrompra , dit madame Frémi- 
net... nous ne le souffrirons pas; j'en parlerai k 
M. Carron, notre curé. Si M. Carron ne voulait 
pas avertir son supérieur, car après tout c'est 
son supérieur, j'en écrirais plutôt k monseigneur 
révêque... 

— Madai^e Fréminet, dit Peinte fils, qui voyait» 
à l'exahalion de la dévote, que son secret allait 
courir les rues, je n'ai pas aflirmé, permettez, 
qu'il était protestant... 

— Effectivement, dit Peinte père, mon fils a 



— 68 — 
«nnoocé cette nouvelle soos une forme dubitative. 

# 

— Je ne dis pas, reprit madame Frémînet, 
que M. Peinte ait aflfirmé ; maû( moi j'affirme , je 
prends tout sous mon bonnet... M. le curé de 
Notre-Dame est capable de tout; mon Dieu, je 
ne lui en veux pas4 c'est pour faire des économies. 
Il se sera dit : un organiste protestant ne coûte 
pas si cher , prenons un organiste protestant. 

— Dame, c'est juste, dit M. Peinte père. 

— J'aurai des nouvelles ; soyez en sûrs , le 
protestant ne restera pas longtemps ici« 



VOrA^e gtH^nde mur la tète de 
Vreliiehiiiann* 

L'organiste ne se doutait guère du trouble 
qu'il excitait dans la ville. Il était dans sa petite 
chambre noire, occupé à écrire une partition. 
De temps en temps un cri aigu sortait de sa bou- 
che , sa plume alors s'arrêtait : sans doute l'ins- 
piration lui faisait défaut. Il regardait le petit lit 



— 69 — 

dans lequel dormait Rosenblult ; puis il se levait, 
parcourait la chambre à grands pas , embrassait 
l'eniant avec précaution pour ne pas réveiller, et 
se remettait h éci*ire. 

Rosenblutl se réveilla et cria doucement : Papa. 
Freischmann vint à lui. 

— Tu veux le lever 1 

' — Oui, papa, après que j'aurai fait la prière 
à maman Grete» 

L'enfant se mit à genoux sur le lit ^ joignit les 
tuains et dit : 

— Maman Grete,j'ài encore bien dormi en 
pensant & vous. Maman Grete , je .prie pour vous 
qui êtes dans le ciel en compagûie des anges; 
Faites que papa soit toujours heureux. Adieu ^ 

* 

maman Grete. 

Freischmann, en entendant cette prière naïve, 
pleurait comme un enfant, car c'était pour lui 
un triste souvenir que la pauvre Grete, qui ne 
Itii avait été enlevée que depuis un an. — Il 
s'essuya les yeux. 



- Ya — 

• — Tu ne m'embrasses pas aujourd'hui , Ro- 
senblutt ? 

L'enfant courut vers son père , qui couvrit sa 
figure de baisers et de caresses. 

— As-tu bien dormi? dit -il en passant ses 
longues mains amaigries dans les cheveux bouclés 
de Rosenbiutt. 

— Oui, papa , j^ai vu des anges qui donnaient 
un grand concert ; ils avaient des violons , des 
flûtes, des cors comme tout le monde... Et puis, 
le bon Dieu conduisait l'orchestre... C'était joli, 
joli... après ça le bon Dieu a dit : Il me manque 
une voix pour faire les solos , à cause qu'il y a 
l'ange Gabriel qui est enrhumé ; qui prendrons- 
nous pour le remplacer? — Tiens , qu'il a dit k 
deux anges , vous voyez bien le petit Rosenbiutt 
qui dort , allez-moi le chercher. Et ils sont venus 
en battant de leurs grandes ailes. 

Freischmann tressaillit et serra contre lui son 
enfant dont le rêve l'eflVayait. 

— Et tu t'es en allé, dit- il, tu laissais ainsi 



-. 71 — 

ton vieux père sans lui dire adieu , méchant ! 
— Oh! dit RosenbluU en faisant une petite 
moue enfantine, aussi jolie qu^un sourire de jeune 
fille, je ne t'oubliais pas, va ; attends voir la fin. 
Les deux anges avaient approché leurs ailes et je 
m'étais assis au milieu. Âh ! que j'étais bien, 
mieux qu'en balançoire. En route , ils me con- 
taient des histoires comme maman Grete m'en 
contait. Nous arrivons au paradis. Il est beau , 
va , le bon Dieu ^ avec une grande barbe blonde 
et sa robe bleue. Il m'a dit bonjour, le bon Dieu. 
Je lui ai dit bonjour aussi. — >Chante-moi quelque 
chose, a-t-il dit. Moi je n'avais pas peur, je lui 
ai chanté de ma plus belle voix , tu sais , l'air de 
Francesco Rosello, que maman Grete aimait tant. 
Le bon Dieu a tapé dans ses mains , de joie. -^ 
Tu resteras ici, a-t-il dit. — Je veux bien, bon 
Dieu ; mais papa Freischmaun sera bien désolé 
de ne plus me voir. — Le bon Dieu a réfléchi 
une petite minute. — Je le ferai venir ici avec 
toi, es-lu content? — Oh! je crois bien, bon 



— 72 — 

Dieu ; avee çà papa pourra vous rendre des ser- 
vices, il est un peu fort sur l'orgue, allez... 
Alors je me suis réveillé... 

-^— Â la bonne heure , reprit Freischmann ; je 
veux bien que tu ailles en paradis, mais avec 
moi. 

— > Tu sais bien, papa, que je t'aime trop pour 
le qtiitter. 

— Bien... Dis donc, Rosenblutt, veux-tu venir 
k l'orgue répéter le grand morceau pour la fête 
de la Toussaint^ C'est que nous serons seuls dans 
l'église, personne ne viendra d'aussi matin, et 
nous répéterons plus à tiotre aise. 

— Je veux bien, dit Rosenblutt. 

Freischmann se rendit ^ l'église Notre-Dame 
par un escalier de pierre qui y conduisait sans 
sortir de la maîtrise. Le père et l'enfant traver- 
sèrent la nef et arrivèrent sous l'orgue, m<mu- 
ment remarquable de la fin du xyir"^ siècle. 
Deux caryatides en bois, largement sculptées i 
supportent le buffet. Ces statues colossales pa- 



— 73 — 

raissent être du Puget ou d'un de ses élèves. 
Freischmann s'assit an clavier, pendant que 
Rosenblutt emplissait de vent les soufflets. 

L'église Notre-Dame , par sa nef élevée et son 
architecture intérieure d'un gothique léger, se 
prête favorablement à la musique de l'orgue. 
Freischmann commença. C'était un morceau du 
grand compositeur Holbrechl. Le prologue s'ou-* 
vrait par un andante maestoso^ grave, qui in- 
vitait au recueillement. Rosenblutt chantait, lui, 
un motif d'une* pureté et d'une simplicité que 
comprennent si bien les compositeurs allemands. 
Peu à peu le mouvement devint plus vif... Un 
duel s'établit entre la voix et l'orgue. Les notes 
les plus douces de l'orgue le cédaient en douceur 
à la voix de l'enfant. Quand les basses formidables 
de l'instrument emplissaient l'église de leurs 
accords, la voix de Rosenblutt dominait encore 
et tranchait par son timbre mélancolique sur les 
accompagnements vigoureux de l'orgue. Pendant 
cette répétition qui durait depuis une heure , 



— 74 — 

M. Peinte fils était entré chez Tarchidiacre , en 
lui faisant demander un moment d'entretien. 

H. Peinte fils demeurait dans une rue qui est 
située au milieu de la ville, et qui fait partie par 
un bout de la paroisse de Saint - Grégoire et par 
l'autre de la paroisse de Notre-Dame. Depuis 
vingt ans, M. Peinte se trouvait dans le plus 
grand embarras, ne sachant au juste à quelle 
paroisse il appartenait. N'ayant jamais pu s'é- 
claircir sur ce point de conscience, il avait adopté 
un système timide ; ainsi qu'on»dit dans le lan- 
gage usuel , il ménageait la chèvre et le chon . 
Un dimanche, M« Peinte allait entendre les offices 
Il Saint-Grégoire , le dimanche suivant à Notre- 
Dame. Dans cette communauté d'églises, le plus 
fâcheux pour M, Peinte était de donner deux fois 
le pain bénit» comme il est d'habitude dans la 
provmce, pendant que ses concitoyens ne le 
donnaient qu'une fois. Pour les aumônes, la 
même chose. M. Peinte fils versait en même 
temps dans la bourse des deux paroisses^ 



— 75 — 

II avait mal dormi en songeant à son indis*- 
crétioû de la veille , à la soirée de madame Fré- 
minet. Donc, pour calmer sa conscienee, M. Peinte 
fils se leva de très-grand matin et alla rendre 
compte à l'archidiacre de ce qui allait sans doute 
arriver. L'archidiacre écouta gravement les con- 
fidences de M. Peinte. 

— Vous avez eu tort, dit-il en le reconduisant, 
d'avoir répandu des bruits qui me paraissent 
mensongers et qui peuvent nuire à votre prochain; 
mais votre faute doit être pardonnée, puisque 
vous vous en repentez. 

Aussitôt après le départ du prudent Peinte, 
l'archidiacre se rendit à la maîtrise. Se doutant 
que l'organiste était k l'église , il y entra. Maître 
Freischmann répétait une seconde fois le mor- 
ceau d'Holbrecht. Surpris par cette musique 
admirable , l'archidiacre s'arrêta sous l'orgue , le 
cœur baigné d'harmonie. L'organiste l'avait pré- 
venu qu'il ne jouait que de la musique allemande, 
la seule musique, avait -il dit; et le prêtre s'é- 



— 76 — 

tonnait que le protestantisme, cette religion froide 
et sévère . pût amener des inspirations aussi 
brûlantes, aussi catholiques que celles dont il 
jouissait en ce moment. 

La voix de Rosenblutt, cette voîk céleste qoi 
p'avait rien du timbre ordinaire des enfants de son 
âge, cette voix mystique ^Véionn^ii. Courbé soua 
cette musique imposs^nte, l'archidiacre était plongé 
dans un monde de pensées, lorsque Freischmann, 
en descendant des orgues , le tira brusquement 
de ses réflei^ions. 

— J'ai a vous parler , lui dit-il. 

— A moi? dit Freischmann. 

— Oui , venez avec moi au presbytère. 

— Vous avez entendu ce morceau? dit Freisch- 
mann. 

— C'est la première fois que je me suis senti 
aussi ému par la musique. 

— Vous autres Français , reprit l'organîsle , 
vous n'entendez rien à la musique religieuse... 
Ab! si vous connaissiez tous nos grands maîtres! 



— 77 — 

Ils étaient arrivés à la porte de la maîtrise^ 
•^— Je reste à jouer dans le jardin , dit Rosen-^ 

\AniU 
•r-^ Oui , et sois sage , je ne serai pas long k 

revenir. 



NoaTeanx malheurs de la Serinette. 

Nous avions fini par aimer le petit Rosenblutt. 
Autant nous craignions son père qui nous donnait 
de temps à autre des coups d'archet sur les 
oreilles quand nous chantions faux , ce qui arri- 
vait assez fréquemment , autant nous étions libres 
avec l'enfant qui dirigeait les chœurs. 

La leçon de chant terminée , Rosenblutt jouait 
avec nous ; s'il était sérieux pendant la répétition, 
il devenait aussitôt après d'une gaité folle. Nous 
lui avions appris à jouer aux billes, à la toupie , 
toutes choses qu'il ignorait complètement. Je lui 
avais fait cadeau d'une toupie coloriée, confec- 
tionnée par M. Peinte fils. Maître Freischmann 



— 78 — 

paraissait contrai^ié de le voir libre avec nous ; 
il n'était pas tranquille; et plus d'une fois, pen- 
dant nos jeux, le vimes-nous, son nez armé de 
ses lunettes bleues , apparaître derrière les vitres 
de sa croisée qui donnait sur le petit jardin. 

Je ne sais plus quelle solennité nous avait mis 
en vacances; seulement nous étions une demi- 
douzaine de collégiens et autant de petites filles 
réunis chez madame Brodart la mère. Rosenblutt 
était des nôtres. Perfides comme le serpent qui 
tenta madame Eve, nous l'avions entraîné 
malgré sa résistance et k l'insu de son père , en 
criant : 

— Ah ! comme nous allons nou^ amuser ! 

M'"'' Brodart la mère , que nous n'avions pas 
consultée pour amener le nouvel invité, fit un 
peu la grimace en apprenant que Rosenblutt était 
le fils de maître Freischmann; mais les mines 
charmantes du petit Allemand la séduisirent peu 
à peu et apaisèrent vitement sa mauvaise humeur. 
Elle était en train , quand nous arrivâmes , de 



— 79 — 

surveiller sa domestique qui confectionnait d^é- 
normes rabotes. 

La rabote , en Picardie , — je ne sais si ce 
gâteau est connu dans d'autres provincesi — est 
une grosse pomme qu'on entoure de pâte. On ia 
fait cuire au four , d'où elle revient rissolée par 
le feu et dorée comme le soleil. 

— Aimes-tu les rabotes , toi , dit M*^ Brodart 
k Rosenblutt. 

— Je ne sais pas , Madame , dit-il en souriant 
et en laissant voir ses jolies dents blanches. 

— Tiens 9 dit-elle tout étonnée, tu ne sais 
pas..! qu'est-ce que tu aimes, alors? 

— J'aime le hanq)outel ndtroseiai. 
Nous partîmes tous d'un éclat de rire. 

— Qu'est-ce que c'est que ce baragouin-lb , 
dit-elle ? Oh I mon Dieu , faut pas être dégoûté 
pour manger de ça. Comment dis-tu ? 

Rosenblutt répéta* 

— J'aimerais autant que tu me dises : Dieu 
vous bénisse... 



— 80 -- 

— C'est maitnan Grete seulemeni qui savait la 
recette. 

— Où est-elle , ta maman? dit M** Brodart, 
curieuse comme toutes les vieilles femmes. 

— Elle est morte. 

— Pauvre petit*. • ab çà, je bavarde comme 
une sans-soucis , dit-elle ; il faut pourtant que je 
voie k vous avoir des crépinettes. 

L^annonce des crépinettes — qui ne sont que 
de petites saucisses plates — mit tout le monde 
en rumeur et lit tirer plus d'une langue. 

— Je vous y prends donc , gourmands , dit 
M""* Brodart... allons, je pars, et ne mettez pas 
trop la cbambre en fouillis. 

^^ Non , maman Brodart , dit le chœur en* 
fantin, 

Aussitôt après le départ de la vieille dame, qui 
avait quelquefois de bons moments, nous nous 
mîmes k jouer. On courut dans le jardin. Une 
heure se passa; M™'' Brodart ne revenait pas. 
Tous les jeux étaient épuisés. 



— 8i — 

— Charles ^ dît l^uû au neveu de la veuve . va 
^onc chercher la serinette I 

— Ah! oui, nous jcrueronfs de la musique dans 
le jardin. 

— Rosenblutt chantera avec. 

— Je veux bien , dit Rosenblutt. 
Charles alla quérir rinstrument. 

— Je ne l'ai pas fait voir à la bonne ; elle le 
dirait k maman Brodart. 

— On ne Pabimera pas. 

— C'est égal , si elle le savait 

— Elle ne le saura pas. 

La serinette passa de main en main , et nous 
eûmes chacun le plaisir de jouer tout le réper- 
toire. A la fin , ce divertissement devint mono- 
tone, et la serinette fut abandonnée et placée 
sur la margelle du puits, au milieu du jardin. On 
se remit k courir. Je ne sais lequel de la bande 
poursuivait Rosenblutt , qui , près d'être attrapé , 
se cogna contre la serinette. Elle disparut dans' 
le puits ! 



— 82 — 

— Oh ! firent dix \oîx empreintes de terreur. 
Puis vinrent les accusations et les dénéga^ 

tions. 

— Ce n'est pas moi. — C'est Rosenbintt. — 
C'est Charles qui Ta poussé. — Il ne fallait pas 
la mettre sur le bord du puits. 

— Oh ! répétèrent les voix dont la terreur 
s'accroissait. 

— Si maman Brodart arrivait, dit l'un de 
nous. 

Nous étions paralysés de frayeur. 

— Je la vois, dit Rosenblutt qui ne s'inquiétait 
guères, elle nage. 

Les tètes se penchèrent au-dessus du puits , et 
nous aperçûmes l'infortuné instrument qui sur- 
nageait. 

' — On peut l'avoir I hasarda quelqu'un. — 
Comment? — ^ Avec le seau. 

Le plus grand* de la bande descendit 1er seau 
qui reposait près de la poulie , et nous suivîmes 
avec une anxiété sans pareille les chances de 



_■■ 



_ 83 — 

sauvetage . de l'iostniment. L'opération était dif- 
ficile ; le seau se battait les flancs contre la se- 
rinette, mais ne paraissait avoir aucune envie de 
la repêcher. Après divers essais , on fit faire un 
dèmi-pIongeon au seau , — qui louvoya au des- 
sous de rinstrument, et finit par le rapporter 
dans ses flancs. 

— Ah ! cria la foule émue, voilà la serinette* 
Sauvée du nauvrage comme par miracle, la se* 

rinette apparut tonte mouillée. Elle fut secouée 
et étendue sur le gazon pour sécher. 

— Mais , dit l'un , fort intelligent , les petites 
pointes sont en cuivre , l'eau va les faire moisir. 

— Faudrait peut-être en jouer pour faire partir 
l'eau. 

Rosenblutt prit la serinette et tourna... sur- 
prise ! La chasse da jeune Henri ne faisait plus 
entendre ses fanfares. On tira le second crochet. 
L'air de Philadelphie^ qui jadis était si doux à 
écouter deux fois, gardait un profond mutisme. 
Ainsi du Point da joar, . de même de la Flûte 



— 84 — 

enchantée. Seule , la Monaco (3 fois) persistait à 
lancer daDS les airs quelques fragments^ quelques 
notes décousues dont le sens musical était difficile 
à comprendre. Nous étions abattus; Rosenblutt 
continuait avec son sang-froid habituel à faire 
entendre une ou deux notes éraillées, lorsque 
M. Peinte fils entra dans le jardin. Il nous vit 
tout émus; les sons désolés dé la serinette le 
surprirent. 

— Eh ! malheureux, qu'avez-vous fait Ik? dit-41 
en remarquant que Rosenblutt faisait tourner 
inutilement la maniyelle« 

Il essaya lui-même Pinstrument , ne croyant 
pas k un accident aussi grave. L'instrument resta 
muet. Alors il le palpa, et il s'aperçut que le 
cylindre était partagé par le milieu. 

— Seigneur, dit-il , c'est tout k.fait fini..^ 

— Ce n'est pas moi, dîtnes-nous en chœur. 

— N'importe qui... Que va dire cette pauvi'e 
M"* Brodart la mère ? 

Il pleurait presque. Car, versé dans la mécà- 



^■MM 



— 85 — 

nique, il était plus à même que nous d'apprécier 
le désastre. 

— Je m'en vais, dit-il ; je n'oserais assister k 
la s6ène qui va se passer tout k Pheure. M""* Bro- 
dâi'l tenait tant k sa musique , et elle avait rai- 
son.. ^ 

Après ces paroles , M: Peinte fils prït la fuite. 
Les trois quarts de nos amis l'imitèrent , et nous 
restâmes seuls k chercher un moyen de dissimuler 
la fracture de la serinette. Il fut convenu qu'on 
la remettrait k sa place habituelle ; ce qui se fit 
immédiatement. M"""^ Bi'odart rentra bientôt. Elle 
s'étonna de ce que la bande était diminuée. 

^^ On est venu les chercher < dit sort iiéveu. 

Depdis son arrivée, nous i^estions dans la 
chambre , mornes et inquiets. 

— Qu'est-ce qui vous pi^end , iiôus dit -elle , 
vous avez l'air drôle. 

— Rien, maman Brodart. 

^^ Je ne sais pas, dit-^lle en secouant la tête. 
Elle appela la bonne. 



— 86 — 

— lis n'ont rien fait de mal pendant mon ab- 
sence? 

— ^ Je n'ai rien vu, madame. 

•— C'est bien , dites cuire les crépinettes , je 
vais préparer la table. 

Comme elle allait vers l'armoire k linge , son 
neveu , qui voyait l'orage se préparer et qui es- 
pérait le détourner, l'arrêta par la robe : 

— Maman Brodart? dit-il. 

— Tu ne pourrais donc pas me parler sans 
me tirer les jupes? Qu'est-ce que tu veux ? 

Le neveu ne sut que répondre et parut em- 
barrassé. 

— Ah ça mais ! en voilà bien d'une autre , tu 
m'appelles, tu ne sais que dire..« Il y a quelque 
chose Ih-dessous. 

El elle alla vers l'armoire à linge^ 

Nous devions être blêmes. EHe ouvrit un des 
battants de l'armoire ; d'après ce que nous avion» 
calculé , la serinette , appuyée contre la porte ,. 
tomba sur le plancher. 



— 87 ~ 

— Oh ! la inusiqne , dil-eile stupéfaite de l'ac- 
cident. 

=^ Elle est cassée ^ fis -je, voulant faii*e Croire 
que cette chute l'avait endommagée. 

' — Ça ne cas§)é pas ainsi, dit-elle^ 

Elle la ramassa. Mais nous n'avions pitis pensé 
que le bois était mouillé. Elle s'en aperçut en la 
louchant. 

-^ La musique est fraîche , s'écria-t-elle. Qui 
est-ce qui l'a trempée dans l'eau ? 

Personne ne répondit. 

— Quand je disais qu'on n'est pas uiie minute 
tranquille... quelle invention 1 Tremper la musi- 
que dans l'eau ! 

M"""* Brodart ne soupçonnait pas encore l'é- 
tendue du malheur... Cependant^ par intérêt, elle 
tourna la manivelle;.. Il est impossible de peindre 
l'effroi qui s'empara d'elle ^ quand aucun son né 

» 

&e fit entendre^ Ses yeux et sa bouche s'étaient 
dilatés comme si elle eût aperçu une vipère. A 
l'effroi succéda la colère , une colère terrible ; 



— 88 — 

toute sa figure se plissa... Les sourcils se dres- 
sèrent menaçants, aussi hérissés que la queue 
d'une chatte k l'approche d'un chien. La colère 
la rendait bègue. 

--» Qui , qui, qui , demanda-t-elle, qui a cassé 
la musique ? 

Nous aurions touIu disparaître dans le mur. 

— Voyons, vite, dites- le- moi , ou je vous 
doone le fouet à tous. 

Elle ferma la porte pour nous couper toute 
retraite. Enfin le plus craintif désigna du doigt 
Rosenblutt. D'un bond elle se précipita sur lui, le 
saisit dans ses bras et courut vers la cuisine. 
Nous étions muets de frayeur. On entendit Ro- 
senblutt crier... Elle le battait avec des verges... 
Rosenblutt criait encore ; les coups redoublaient. 
— Maman Grete, s'écriait le pauvre petit. Et le 
fouet répondait ^ cet appel. Enfin les cris s'étei- 
gnirent, et M"*' Rrodart reparut sur le seuil de la 
porte, les yeux injectés de sang, les lèvres blan- 
ches ; quelques mèches de cheveux gris s'éx^hap- 



— 89 — 

paient de son serre-léte noir. Son bonnet était 
tombé ; elle était terrible k voir. Les sorcières de 
de Macbeth eussent paru des agnelets auprès 
d'elle. 

— AUez^vous-en chez vous, tas de polissons, 
8*écria-t-elle , allez-vous-en. 

Nous ne iimes pas répéter deux fois cet avis , 
et nous courûmes chez nos parents de toutes nos 
jambes» 



Innocente et Tictlme. 

Maître Freischmann sortit du presbytère vers 
midi. Il ne paraissait ni plus gai , ni plus triste 
qu'à Fordinaire. La musique seule pouvait émo- 
tionner sa figure. Ne voyant pas Rosenblutt dans 
le jardin , il courut à la chambre k coucher. Il 
chercha, inquiet, partout son enfant. Rien ne 
semblait annoncer qu'il vint de quitter la maison. 
Freischmann pensa que Rosenblutt s'ctail ennuyé 



— 90 -~ 

el qu'il élaU monté aux orgues \ mais Rosenblult 
n'était pas k Torgue, 

— Il aura couru , se dit- il , dans les galeries 
de l'église. 

L'Allemand parcourut toutes les galeries; il 
monta au clocher. En chemin, il rencontra les 
sonneurs et leur demanda s'ils avaient \a son 
fils. Les sonneurs, tout étonnés de cette figure 
effarée , lui rirent au nez. L'organiste descendit , 
en sautant des marches , l'escalier, et il revint à 
la maison. 

Peu d'instants après , une servante qui tenait 
un enfant dans ses bras entra • 

— Ah ! s'écria Freischmann en reconnaissant 
Rosenblutt pâle et évanoui. 

Il l'arracha des bras de la fille et le. pçsa sur 
un lit. Rosenblutt ne faisait aucun mouvement. 

— Il est mort, dit l'organiste d'une voix altérée. 
La servante s'en allait , traversant le jardin ; 

elle ouvrait la porte de la maîtrise. Freiscbmai\ 
çpurut k elle. 



— 91 — 

— C'est toi , dît - il , qui l'as tué , méchante 
créature ! 

La fille, fort effrayée des yeux de l'Allemand, 
qui sortaient de l'orbite : 

— Non , dit-elle, non, ce n'est pas moi. 
Freischmann la saisit par le cou et referma la 

porte. 

— Tu vas mourir aussi , dit-il en cherchant k 
l'étrangler. 

Mais la domestique , qui était une rude cam- 
pagnarde, luttait courageusement ; en même temps 
elle appelait au secours. Un moment, elle fut 
terrassée par l'Allemand qui rugissait... I^ porte 
s'ouvrit à propos. Quelques piersonnes entrèrent , 
entre antres, Bruge, le serpent. 

— Au secours, cria la paysanne d'une voix 
étranglée par les dix doigts de Freisclimann. 

On eut beaucoup de peine à faire lâcher prise 
a l'organiste , qui redoubla de colère en voyant 
sa proie lui échapper. 

— Mais, qu'est-ce qu'il y à? dcmlindà Hruge. 



— 92 — 

r- Il y a^ il y a, qu'elle a tué renfaùt, la mal- 
heureuse... Mon enfant qui était sj joli, dit-ril en 
sanglotant» 

Puis la colère le reprenait . et il écl^appait aux 
bras qui le retenaient. Toqt ^ coup on entendit 
la voix de Rosenblutt. 

— Papa, papa. 

— Oh ! dit -il d'un accent de joie violent, ma 
fille n'est pas morte. 

Et il courut vers sa chambre. 



* Commérafl^es. 

fj'évènemen| courut biisntôt la ville. A en croire 
les uns, Torganiste était devenu fou. A en croire 
les autres, on allait le juger pour avoir tenté 
d'assassiner la domestique de M""^ Brodart. Ce 
fut un thème inépuisable pendant la huitaine qui 
suivit. 

Madame Fréminet donna une soirée où elle 
jnvita les principaux personnages de la paroisse 



^ 93 — 

Saint-Grégoire^ M. Peinte fils ne manqua pas de 
s'y trouver et raconta comme quoi il avait mal- 
heureusement assisté au prologue de cetti3 aven- 
ture, 

— H m'en suis allé, dit-il ; mais, k ma place, 
je crois que .tout le monde en aurait fait autant. 

-!» Vous avez eu bien raison. J'ai entendu dire 
que madame Brodart avait été trop loin , mais 
.son chagrin était bien pardonnable. 

— Une si jolie serinette, dit M. Peinte fils. 

— Elle ne lui a donné qu'un peu le fouet ^ 
après tout... 

— C'est qu'on dit dans la ville que Fenfant est 
encore malade. 

— Ah! il fait le malade... Parles -moi plutôt 
de cette brave fille qu'il étranglait, le monstre... 
Sans Bruge,son affaire était faite... c'est heureux 
pour l'Allemand qu'on l'ait arrêté , op le guillo- 
tinait... 

— On a vu , dit M. Peinte père , sous la ré- 
yolotion , des personnes exécutées pour moins. 



— 94 — 

— Voilà pourtant ootré archidiacre , dit ma-- 
dame Fréminet... Ce que c^est que de donner 
des places à des inconnus. ., à des prote^dnts. A 
propos, il l'a fait venir son organiste. Il Fa inter* 
rx>gé sur sa religion. L'autre a avoué tout ce qu'on 
a voulu. Je sais tout, moi. Il y a Baptiste, le do- 
mestiqbe de madame de Prémaré, qui est le 
^cousin de la femme de charge du curé dé Notre- 
Dame. Elle balayait dans la chambre k cdté quand 
l'Allemand est venu ; elle a entendu sa confes- 
sion. •• Baptiste m'a dit que ça faisait trembler, 
les crimes de cet homme-là... Il a tout raconté à 
l'archidiacre; même, de temps k autre, M. le 
curé disait : ce n'est pas possible. 

— Vous croyez donc , dit Peinte père , que 
c'est un scélérat? 

— Un fieifé , un ancien bandit qui aura été 
obligé de quitter son pays... 

— Oh ! mais c'est dangereux des hommes 
pareils, dit Peinte fils. 

— Très dangereux... à la fin, M. le curé de 



— 95 — 

Notre-Dame, effrayé, n'a plus osé rien pfendre 
sous son bonnet, et il lui aurait dit en le i*en-r 
voyant : J^en écrirai k monseigneur l'évèque. 

— Malheureusement « on ne sait pas encore,. • 
mais à ce temps-lii , il p'y avait rien , la pauvre 
domestiqua de madame Brodapt n'était pas étran- 
glée... ça n'est pas son premier crime, allez... il 
y a longtemps qu'il a fait son coup d'essai... Puis 
son fils, vous savez.. • 

— Celui qui a cassé la musique, dit M. Peinte fils. 

— Eh bien ! son fils est une fiJIe. 

— On dit ça, mais est-ce croyable? 

— Il l'a avoué devant trente personnes... De- 
mande plutôt a Bruge, qui a sauvé la malheu- 
reuse domestique; il a crié comme un sourd : 
< Ma fille n'est pas morte ! » 

— Si c'est une fille, dit judicieusement M. Peinte 
fils , pourquoi l'habille-t-ril en garçon ? 

— Voilk ce qu'on ne sait pas... des idées h 
ces Allemands. Puisque je vous dis qu'il est fou ; 
on le dit partout, d'ailleurs. 



-- 9« — 

'— Quel iacheux évènemeDt, dit Peinte père. 

— Le crime ise découvre tôt ou tard , dit 
M*"* Fréminei. Dire quMl faisait soufDer les orgues 
k une fille ; n'est-ce pas indécent? Il n'y a qu'un 
Allemand pour avoir des idées pareilles*. • Âh! 
l'évéque va être content quand il va apprendre 
toutes ces histoires. 

— n n'y a pas de quoi. 

— C'est bien fait pour l'archidiacre. Qu'il fasse 
donc le fier maintenant ! ça lui apprendra à se 
défier des gens... Bien heureux s'il n'est pas 
destitué. M. Carron me disait tantôt : Monsei- 
gneur est sévère quand il faut. 

— Parbleu! dit Peinte père, il faut de la sé- 
vérité dans tout. Maintenant plus qu'autrefois on 
voit des choses , ma parole , qui font hausser les 
épaules de pitié» Si les organistes ou les autres 
employés des églises ne sont pas catholiques et 
d'une/ morale éprouvée, qui est-ce qui le 
sera? 

— A la bonne heure, dit M™' Fréminet, voilà 



— 97 — 

des raisons. .. Âveis tout ça, cette pauvre madame 
Brodart en est pour sa serinette. 

— Cependant, qui casse les pots les paie, 

— Elle le pense bien ainsi, dit M. Peinte fils. 
Elle a envoyé, la musique par sa bonne, en même 
temps que le petit garçon , qui n'est pas un petit 
garçon... On lui fera payer k FAllemand. 

— C'a a-t-il seulement un sou vaillant? de- 
manda M"' Fréminet. 

— S'il ne veut pas, on lui retiendra sur ses 
appointements. 

— Oh! dit tout h coup M. Peinte fils, il est 
les trois quarts de onze heures. 

— Vraiment ! comme le temps passe* 

— Mous bavardons , nous bavardons ; qu'est* 
ce que va me dire msi femme? 

— Elle sait que tu es avec moi, dit M. Peinte 
père. 

— Il n'y a pas de danger, dit en riant M""* Fré- 
minet. Messieurs, faites bien mes compliments 
k M"''' Peinte de ma part. Dites -lui qu'elle est 
trop rare... 



98 



RosenMvtt«r 

Maître Freiscbniann » qui âepiés bnil puts 
soignait Rosenblutt sans le quitter d'ane seconde, 
avait fait demander un médecin. Le médecin ^ 
après avoir étudié longtemps là physionomie de 
reniant , et s'être fait raconter la scène qui avait 
déterminé la maladie, secoua la tête. 

— C'est grave, dit -il au père... y a eu 
commotion au cerveau. Nous verrons quand le 
délire sera passé ; mais ce sera long, et il faudra 
des soins minutieux^ 

• — Ah ! Monsieur , disait Freischmann en joi- 
gnant les maîns^ sauvez-la, par grâce,- ma pauvre 
Rosenblutt... Pensez donc, si je lai perdais!..^ 
Je ne peux pas, n'est'^ce-pas?... c'est ce qui me 
reste de sa mère. Elle lui ressemble, k la pauvre 
Grete... Voyons, que iîiut-il faire pour là guérirl^ 
je ferai tout... Faut-il que je meure?... 

^— Ce n'est pas désespéré, dit le médecin^ J'ai 



— 99 — 

vtt des malades atteints bien plus fortement au 
cerveau... Elle n'a qu'une mafladie morale, votre 
fille. Elle D'à pas souffert des coups qni loi ont 
été portés. 

— Oh ! pouvez-vous dire ! s'écriait Freisch- 
mann ; elle n'a pas souffert!... Mais je la tuerai, 
l'horrible femme qui est cause de mon malheur!... 

— Votre fille t dit le médecin, avait-elle des 
goûts très prononcés pour quelque chose? Elle a 
les organes tellement délicats , que son isystème 
nerveux a dû s'affecter d'un rien. 

— Oh ! elle était si bonne musicienne ! 

— Bien, dit le médecin. Avait-elle quelque^ 
préférence pour certains morceaux ? 

— Elle aimait la grande musique. 

— Depuis q^nd a-t-elle chanté ? 

— Bo$enbiutt chante dans son délire , mais' 
des airs confus... Elle a perdu la mémoire mu- 
sicale ; elle mêle tout. 

— Ce n'est pas ça que je vous demande. Quand» 
a-t-elle chanté étant en bonne santé? 



— 100 — 

— Mon Dieu, Monsieur, aux orgues, avec 
moi, un superbe morceau d'Holbrecht. C'était le 
jour où la vieille Ta si indignement martyrisée.* 

— Aime-i-elle à entendre l'orgue? 

— Âh ! Rosenblutt seule me comprend.- 

— Eh bien, demain Je reviendrai... Si votre 
fille a toujours le délire , nous la ferons trans- 
porter aux orgues, et nous essaierons de la guérir 
par un moyen que je crois certain. 

— Brave homme ^ s'écria Freischmann ; com- 
ment reconnaîtrai ^ je jamais vos services!... Je 
suis trop pauvre..^ Il faudrait des millions; non, 
ce ne serait pas encore assez^ sî vous sauvez 
Rosenblutt... 

^^ Je ne veux rîen, Monsieur^ dit le médecin. ' 
^ — Ah ! dit Freischmann, je vous dédierai une 
messe , une messe qui est Ik toute faite. Tenez , 
dit -il en lui montrant une énorme partition ma- 
nuscrite , c'est une messe en ut mineur, comme 
on n'en fait pas en France, je vous lâ dédie. •• Je 
voûtais y mettre le nom de ma femme; mais eHe 



— loi — 

sera coBt«Dte de Twr votre nom en tète, puisque 
VOUS nous rendez notre enfant. 

— Merci, Monsieur, je suis reconnaissant^ dit 
le médecin en se retiratit pour échappe]^ aux re^ 
merciments de Torganiste^ 

Maitre Freischmann revint en sautant. Il ôtait 
ses lunettes en se frottant les jeux. Il riait pour 
la première fois de sa vie en serrant son crâne 
dans ses deux manns , comme s'3 eût craint que 
la joie ne le fît éclater. 

— Mon enfant! s'écria'4'iU ma Rosenblutt, 
sauvée*. é Ah! le digne homme ! Il me Ta pro- 
mis... Je vais écrire un AlMnia..^ Âh! quelle 
joie ! quel bonheur 1 

Tout k coup sa figure se tenik^ car Penfant 
venait de se remuer ; il sortait de sa léthargie , 
et bégayait quelques paroles inintelligibles. Freis- 
chmann courut au lit. 

«^iC'est moi, Aosenblutt, c^est moi, ton père. 

Rosfinblutt murmurait des mots impossibles à 
fendre. 



— 102 — 

— Tu ne me reconnais pas, Rosenblutt, moi, 
ton papa, hein! me reconnais-tu? 

— Je vois un chat noir, disait Penfant, un 
gros chat... il vient à moi... ohl il m'étouffe, il 
court sur ma poitrine. 

— Non , mon enfant , disait Freischmann , il 
n^y a pas de chat. 

Rosenblutt souriait. 

— Les roses , disait-elle , les belles (leurs et 
des papillons de toutes les couleurs ! 

Puis sa figure s'impreignait de terreur. 

— Oh ! on me fouette ! Plus de verges ; assez. 
Madame! je ne le ferai plus... Maman, k mon 
secours, on me bat!... La musique à Peau... 
Charles , il m'a poussée ; non , ce n'est pas moi , 
la méchante... 

— Rosenblutt, me reconnais- tu? disait Freis- 
chmann en lui prenant les mains brûlantes ; je 

. suis là pour te défendre; on ne. te battra plus. 

— Vile , dit Tenfant , chassez-les vite , les 
chais... Je vous dis qu'ils sont trois cents, une 



•K . ^ 



— 103 — 

ftrmée... ils courent au galop. •• Ah! le fouet, 
toujours le fouet ! 

— Mon Dieu! mon Dieu, s*écriait Freîsch*- 
tnann en se tordant les mains de désespoir, il 
ne ra'entend pas, mon enfant! Rosenbluit, s'é- 
criait-il en sanglotant, reconnais-moi, je suis ton 
père ; vois , je suis auprès de ton lit ; reconnais- 
moi un peu , une minute seulement ! 

Rosenblutt chantait. 

— Ah! disait l'organiste au désespoir, il n'y 
a pas de Dieu , il n'y a pas de ciel ; mon enfant 
ne me reconnaît pas. 

L'archidiacre entra comme il blasphémait, 
égaré par la douleur. 

Le prêtre Ait ému de ce profond désespoir. Il 
chercha a calmer maitre Freischmann par des 
paroles pleines de religion. L'organiste fut ra- 
fraîchi par cette rosée bien faisante . Quand il fut 
devenu plus calme , l'archidiacre lui annonça 
avec tous les ménagements possibles qu'il venait 
de recevoir de l'évêque l'ordre de prendre uii 
nouvel organise. 



— 104 — 

— Que m'importe, dit Freisehmann, ma place! 
Que mon enfant recouvre la santé , et je m'en 
irai... quand je devrais mendier. Ne serais- je 
pas assez heureux de souffrir pour lui. S'il est 
fatigué, je le porterai sur mon dos... On est bon, 
monsieur le curé , dans votre pays ; on ne nous 
refusera pas un morceau de pain et de la paille 
pour nous coucher. 

— Je ne vous chasse pas, dit l'archidiacre qui 

compatissait à ses douleurs, dans quinze jours 
votre successeur viendra. Si votre enfant est en- 
core malade, je vous offre mon presbytère. •• 

— Oli ! que vous êtes bon , Monsieur ! 

— Tenez , voici quelque argent. 

— Je n'en veux pas, dit Freischmann. 

— Ce n'est pas à vous que je le donne , c'est 
à votre enfant malade. 

, L'archidiacre partit k la nuit. Le lendemain , 
le médecin vint, suivi de son domestique. Ro- 
senbluti avait passé une nuit plus calme. Le do- 
mestique voulut prendre l'enfant pour le porter 



I 



— ion ~- 

aux orgues; mais Freischmann déclara que tuî 
seul se chargerait de ce sorn. 

Tous quatre montèrent k Torgue* Un large 
fauteuil avait été disposé pour BosenbLutt. Le 
domestique souffla, Freischman s'assit au clavier, 
le médecin s'installa près de Tenfant. 

Au premier accord, Rosenblutt ouvrit de 
grands yeux effarés. Freischmann chantait en 
s'accompagnant ; Rosenblutt paraissait revenir 
à lui. L'organiste voulait quitter sa place pour 
l'embrasser ; le médecin lui jGt stgne« 

L'enfant, la bouche ouverte, semblait aspjrer 
les mélodies qui s'échappaient de l'orgue. Vers 
le milieu du morceau, il sembla écouter avec 

« 

plus d'attention , et il chanta l'air qu'il avait ré- 
pété le matin du fatal événement. Sa voix était 
plus pure que d'ordinaire : elle n'avait plus rien 
de terrestre. 

Maître Freischmann pleurait, de grosses larmes 
tombaient sur ses doigts et sur le clavier. Â peine 
Pair était-il fmi, qu'il se précipita vers Rosenblutt. 



^ 106 -^ 

— ^ Me reconnais-tu, Rosenblull? dil-iU 
»— Oui , père... je t'aime. 
Et Penfant expira. 

On parle encore dans la petite ville de la mort 
de Rosenblutt. 

Maître Freischmann monta aux orgues. Pen- 
dant la messe des morts , on entendit une voix 
saccadée qui chantait le Dies irœ. L'accompa- 
gnement était plaintif et lugubre; un moment, 
les notes ressemblèrent à des sanglcNJg 

Le lendemain , l'organiste disparut du pays. 

Trois ans après, j'étais au Conservatoire. Je 
rencontrai en sortant un vieillard qui jouait d'une 
mauvaise serinette qui rendait k peine trois iiote$« 
Le couvercle était ouvert , et je pus lire ; 

Ouverture de la ehaese du jeune Henri^ 

Air de Philadelphie (2 rois). 

Le Point du jour, 

La Monaco (3 fois). 

Air de la Flûte encjianléc^ 



%b novembre 1846, 



UNE RELIGION 



AU CINQUIÈME. 



Au Statuaire Etex.. 



Vm ftEUGlON 
Ail ciiwf^iJiÉiiii:. 



Detftift'itSO, il y a en «D Fmtee uaMitaiii 
nombre de religions noaToUes et d'utopies. Les 
Utopies onl été «DteTfées soumoia^netit ^ ^ns 
pdmpe, sans luxe. Bans amte, saos ennemis four 
suivre le corbillard, — pa6 méiniê te chien k l'o- 
rdlle^asse dont Vigneron a lui un iaUeau destiné 
au flmes sensiUes. 

Tout d'abord lea nouveaux religionnaires eu- 



— 110 — 

rént du- monde. On était curieux de voir des 
églises dans des mansardes , avec des fleurs arti- 
ficielles sous globe, une cheminée k feu, un 
tableau-pendule au mur. On voulait ^oir comment 
ces prêtres , ces légats improvisés jouaient k la 
religion. Ils réussirent quinze jours ; puis, comme 
ils ne payaient pas leur terme , il se trouva des 
propriétaires assez mercantiles pour faire saisir 
les meubles des Temples. Plus de meubles , plus 
de religion ! C'est ce qui arriva k l'abbé Chàtel , 
condamné en police correctionnelle pour avoir 
déménagé son église sans payer le loyer. Il parait 
que cet exemple ne servit de rien ; car en 1843, 
il se forma une espèce de queue de Tabbé Châtel. 
J'y allai un matin. 

— L'église française , s'il vous plait. 

— Au cintième , la deuxième porte k main 
gauche , me dit la portière. 

Je montai un escalier aux miirs suintants , 
imprégnés de l'odeur des^ plombs domestiques , 
un de ces escaliers où le chapeau coudoie le pla- 



— 111 — 

foad. Au cinquième, ne trouvanl que d'humbles 
portes, rappelant peu l'entrée d'un temple, j'allai 
k deux hommes qui conversaient. 

— Ah ! c'est toi , farceur , me dit l'un^ en 
m'offrant la main. — Pardon , monsieur , vous 
vous méprenez sans doute; pourriez - vous m'in- 
diquer Monsieur Lhôpital? — C'est moi , me 
répondit-il , et je vous prenais pour un autre ; 
c'est assez farce. 

S'il y eut jamais quelqu'un d'étonné, ce fut 
moi; j'allais à la recherche du dieu Lhôpital, et 
le dieu avait une calotte , des mains calleuses et 
noires, un tablier de serge — plus noir que ses 
mains — montant jusqu'au cou, k la manière des 
cordonniers. 

Est -il possible que ce soit Ik le dieu? le dieu 
qui m'a envoyé cette lettre : < Monsieur , l'admi- 
nistration de l'Eglise chrétienne française croit 
vous être agréable en vous informant des jours 
et heures de ses réunions religieuses, et vous 
prie de lui faire l'honneur d'y assister. » 



— 112 — 

— c Donnez- voas donc la peine d'entrer, me 
dit-il. > J'entrai avec Ini et la personne avec qui 
il causait avant mon arrivée. Je vis nne mansarde 
assez nne, trois chaises, un lit de bois blanc , nn 
poêle et nne bibliothèque. Une porte fermée 
donnait dans cette pièce. 

-^ Je viens pour la rénnion , fis-je. 

— Très bien , monsieur, dit te dieu Ibè^tttl, 
nous ne sommes pas au large comme voos Voyez, 
mais patience , nous allons descendre de trois 
étages. VEglist est trop petite. Ce qu'il y à de 
plus embêtant , c'est le propriétaire qvCett thim 
e0mm t(M. H veut 800 francs de son second , 
nous Ini en avons offert 700 francs. 

— Effectivement, répondis-je , c'est cher. 
^~ fit dire qu'il paitage nos doctrines ! 

— ^ Vous savez , dit celui qui m'était inconnu , 
qne les profMriétaâres rançonnent toujours les pro- 
lâaire». 

Ce mot de prolétaire me fit penser k tine re- 
ligion entachée de oommonisme. 



^ 



— 113 — 

— € Acre guerdin de poêle, dit toul-à-coup le 
dieu^Lbôpital, il ne veut pas tirer. > Il alla quérir 
du charbon de terre. Pendant qu'il essayait de 
ranimer le feu , je m'approchai de la muraille ^ 
curieux de lire une espèce de proclamation ren-^ 
fermée dans un cadre. Je lus : 

€ Les catéchismes , pour les eniânts , ont lieu 
les dimanches après l'office du matin, et les 
jeudis après l'office du soir. 

> La première communion, ou cène fraterndle 
pour les enfants, aura lieu vers le mois de juillet r 
les parents sont invités k faire inscrire leur» 
enfanis. 

» L'administration a fondé une bibliolbèque 
dont les volumes sont mis à la disposition des» 
fidèles. 

» Chaque personne ne pourra emporter plusF< 
d'un volume à la fois et le garder plus de -quinze 
jours. 

1 M. Lhôpital est nommé bibliothécaire. 



— 114 - 

» M. Délit esl nommé sous-bibliolhécaîre. 

» Au nom du conseil d'administration. 

Le Président : 
A.-H. COHENDET, 

La bibliothèque contenait à peu près SO volumes 
dépareillés. Ces volumes étaient le Dictionnaire 
philosophique^ de Voltaire, V Histoire parlemen- 
taire de la Réçolation, de Bûchez, le Voyage 
en I carie , de M. Cabet , quelques ouvrages de 
MM. Quinet, Michelet et de Lamennais. Ces 
ouvrages < destinés aux fidèles ^ devaient former 
une religion très bizarre. Quant à Tinventron du 
sous - bibliothécaire , rien n'était plus gai en 
présence de ces 50 volumes. 

— .< Si nous mettions la ficelle, dit le dieu 
Lhôpital. )» Et il passa par un trou de la porte 
un bout de ficelle attachée à un morceau de bois 
qui permettait aux fidèles d'ouvrir eux-mêmes 
la porte. Un jeune homme entra. — Ça va tou- 
jours Mon, pnpa . Lhôpital? — Comme vous 



— 115 — 

voyez , Vavasseur. — Bonjour , Billaut. — Est- 
ce vous qui dites Toffice aujourd'hui? dit le 
nouyeau venu k celui qu'il appelait Billaut. — 
Non ; vous devriez bien vous en charger, Vavas- 
seur ; depuis deux ou trois jours, j'ai une colique 
d'enragé. - 

L'homme k la coljque , Billaut , était un dieu ; 
Lhôpital était un dieu ; 
Vavasseur était un dieu. 
En tout trois dieux. Décidément, pensais-je, 
ces gens veulent faire revivre la mythologie. Il 
m'étonne même qu'ils ne s'appellent pas Bacchus, 
Momus ou Vulcain. Justement le dieu Lhôpital 
remplirait parfaitement cet emploi; il n'est pas 
boiteux , mais il a une jambe de bois. 

La conversation s'engagea entre les trois dieux. 
Comme on le pense, j'écoutais de toutes mes 
oreilles. On parlait de confession. Entr'autres 
paroles qui me frappèrent : — Le frère Quentin, 
dit le dieu Vavasseur, ne veut pas plus de con- 
fession que de perruque à la broche. — Acre 



^ 116 — 

faroeor , dit en éclalaot de rire k celte facétie le 
dieu Lhôpital. 

Le dieu Va vas$eur était mis comme un boHDéte 
homme qui n'est pas dieti« Dans la rue on aurait 
pu le prendre pour un second clerc d^huissier. ft 
avait un paletot ; je n'oserai pas affirmer que son 
pantalon fût k sous-pieds* Il raconta di¥erses 
anecdotes de séminaire , où il avait été ^ disait-^il 
(de fait, il lui en restait quelque teinte); mais 
ses opinions avancées , ses questions sur la théo- 
logie qu'il voulait approfondir, l'en avaient fait 
chasser. Plus tard, les prêtres, sachant qu'il 
faisait partie de l'église française , l'avaient invité 
à venir chez eux , lui avaient fait expliquer sa 
religion nouvelle, et avaient essayé de le ramener 
dans le sentier de la vertu : mais lui les avait 
bien rouléa ; il les avait confondus par ses théories 
superlatives. De plus, il se vantait de ne pas 
suivre celles de Tabbé Chàtel : 

— Car, conlinua*t-il en me regardant, nous 
ne sommes ni oaiholiques , ni prolestants , nous 



— 117 — 

ne suivoûs aucune religiouL Nous les avons toutes 
fondues ensemble pour en extraire le superfin (1), 

Je me hasardai à lui demander quellq était 
leur religion» --- Vous n'avez donc pas lu notre 
profession de foi, dit -IL — Non^ monsieur. — r 
Alors il toussa , se recueillit et me dît : 

«^ c Quand elle apparut en 1830^ comme l'at- 
teste TEucoIoge publié en 1832, l'Eglise française 
ne différait guère de l'Eglise romaine, qu^en ce 
que la liturgie y était célébrée dans la langue 
nationale ; mais dans les Eucologes postérieurement 
imprimés (1839), la doctrine se développe, prend 
une forme plus décidée et reproduit plus com- 
plètement , ou plutôt commence à reproduire la 
lumière évangélique , dont fut illuminée la glo- 
rieuse et sainte église primitive* 

> Cependant, bien des abus, bien des erreurs 
existaient encore ; la forme ou le cérémonial dé- 



(1) On vient de fonder une nouvelle religion qui est une 
sorte d^éeleettsme religieux et qui s'appelle le finêionitme* 
inalogie avec le tbë de madame Giboa. 

S 



-- lia — 

tnentaient h chaque instant la doctrine ; mais 
comment détruire ces abus, redresser ces erreurs, 
réformer lé cérémonial ridicule? Qui eût osé 
Fentreprendre? Qui eût pu le faire? On nous 
vint en aide ; on se chargea de ce soin ; on nous 
rendit un immense service , on nous fit beaucoup 
de bien en croyant nous faire beaucoup de mal. 
Le coup de tonnerre du 29 novembre 1842 a 
fait tomber, à réduit en poudre les idoles installés 
imprudemment dans la nouvelle église ; l'ouragan 
a emporté les ornement^ du vieux paganisme, 
dont nous avions formellement paré le temple et 

s 

les pontifes ; nous sommes revenus tout-à-coup à 
la simplicité de Péglise apostolique, p 

Le Dieu Vavasseur attendait avec confiance la 
fin de sa harangue. 

— Eh bien ! me dit-il. — Il faudrait , lui ré- 
pondis -je, assez embarrassé , que j'eusse étudié 
la matière. ^-- C'est pourtant bien simple; Châtel 
n'était pas un aigle. Il appelait son église : l'église 
catholique française ; nous autres , nous avons 



— 119 — 

Uen changé tôul cela ; nous appartenons k l'église 
thrétienne firançaise. ChàCel avait une église, nous 
â'avons pas d'église; un autel, nous n^âvons pa$ 
d'autel; un costunre v nous n'avons pas d^ cos- 
tume: 

J'avoue que j'sfi peu Vu dans ma vie de bâtarde 
aussi intarissables et plus ennuyeux (jue ce (S'en; 
■^-^ Là porte s'ouvrît ;• une VîeUle damte suivie dé 
éa demoiselle, entra et salua les dieux. 

— Est-ce que nous n'aurons pas Cohendét 
aujourd'hui , dit le dieu Billaut. 

— Pardonnez, M. Billaut, reprit la vieille dame, 
il' va venir; 

Je croyais être quitte du dieu loîiuace ; mais il 
commua : 

-^ Châtel avait fait la même bêtise' que' les 
prêtres ; il se servait du mot messb, qui ne signifié 
rien. Qufe veut dire messe? messe vient de missQy 
en français, mission. Ayez la bonté de me dire le 
Rapport qui existe entré la mission et la messe 
, djuc font les prêtres ? Quant à vêpres , c'est autre' 



— 120 — 

chose. Vêpres vient du latin vesperum , qui vent 
dire soir. Comme ces offices ont lieu le soir, le 
mot est rationnel ; vesp^nm lui -môme est formé 
de vesper^ c'est-à-dire l'étoile du mr. 

A coup sûr^ le dieu tenait à paraître savant; 
la demoiselle Técoutait avec une attention sou- 
tenue. C'était M"'' Coliendet, la fille d'un autre 
Dieu, d'un plus que Dieu, puisqu'il était leur 
président. Dans cet Olympe , Cobendet était une 
manière de Jupiter. 

— Nous n'aurons pas grand monde wgord^hm^ 
dit le dieu Lbôpital , qui avait changé son tablier 
contre une veste , et sa calotte contre une cas- 
quette; il fait un brouillard, quon ne s'y re- 
connaît pas. 

— C'est un mauvais temps pour les rhumes , 
dit la vieille dame. 

— Qu'est donc devenu Délit, dit Billaut. 
Délit était aussi un dieu. 

— Je ne sais ce qu'il a depuis quelque temps, 
répondu le dieu Lhôpital , il est tout drôle. 



— 121 — 

-^ li est dô fait , dit ie dieu Vavass(tur , qu9 
Délit ^t bien grave. 

Les fidMeç rirent beaoeoup de l^aimable jeu 
de mots du dieu. 

— Acre farceur, dit Lbôpital, qui paraissait 
tenir k ee mot. Le dieu LbôfHtal me parut avoir 
testes les qualités réqmes pour présider une 
goguette. 

En ce BKHnent , diverses personnes entrèrent ;• 
quelques femmes hors d'âge , un petit garçon ^ 
deux ou trois ouvriers endimanchés. Je remarquai 
avec surprise Lepeintre jeune. Lepeintre jeune 
serait -il un dieu? Malheureusement, ce n'était 
pas lui, ce n'était que son veqtre. Cette faço& de 
tonneau marchant s'avança , satua Fassemblée eh 
souriant , et dit au dieu Yavasseur : — Auriez** 
vous lu les Prêtres , dans le ConstUutionael? — 
Non. — ie l'ai sur moi. — Le dieu Vavasseur lut 
aux fidèles le canard suivant : Un mourant ayaiK 
légué sa bibliothèque à des prêtres , ceux - ci 
avaient brûlé , dans la maison , une édition com- 



\ 



— I£i — 

irfàte cl« VoUaire. Lçs fidèles étaient indignés. 
Pendant cette conyersation, madame Cohendet 

racontait à une des fidèles comme quoi on avait 
fait récemment cadeau à son mari d* i^a chien- 
loup. 

— Ohl je n'aime pas lees tiêtes-là, mqi, ça 
me parait dangereux , répondit la voisine ; Mon- 
sieur Marival , le locataire du second , çn av^it 

\ un pareil, il a été obligé de s'en défaire. D'ailleurs, 

des enfants de loup^ c'est tout dire. 

— Mon Dieu , dit madame Cohendet , c'est 
simplement des loqps bien élevés. 

— Faut pas s'y fier. 

— La louve , reprit H"' Cohendet . jalouse de 
faire briller ses connaissances en histoire naturelle, 
fait neuf petits. Dans ces neuf loup3t il y si tou- 
jours un chien. La mère s'en doute , mais elle 
pe le reconnaît pas tout de suite. Qu'estrce qu'elle 
fait? Elle les mène boire k une fontaine , celui 
pui lappe est un chieu-loup. Alors elle le dévore... 

— Voyei5-yows ça; mais alors comment -ce 



_ 123 — 

que font les personaea qui oAt des chiens-loups? 
Puisque la mère l'u ^élruit, qù que Hoasi^ur 
Marival Taur^ eu ? 

— Ça se prouve , reprit M^^* Gohendet sans se^ 
déconcerter. Il y a toujours des gardes dans les 
bois... Us empêchent la mère de massacrer soa 
petit chien-loup et ii$ remportent,»., P'ailleura 
c'est dans Buffon. 

^— Messieurs et Mesdamesi , dit Lhôpital ^ si 
vous voulez passer de Tautre c4té, nous allons 
commencer^ 

La seconde pièce -^ c'était Téglise , — était 
aussi nue que la première. Une table ornée d'un 
tapis vert et une carafe ; des bancs de bois blanc 
étaient les seuls meubles. Chacun s'assit. Autour 
de la table prirent place les dieux Biliaut et 
Moulin, au milieu d'eux Vavasseur. Ces trois 
iQessieurs se décorèrent d'un ruban moiré violet 
auquel était attachée une petite médaille d'argent. 
Le dieu Vavasseur agita une sonnette, et le sî^- 
lence se fit. On commença par une prière en 



flrainçàis. Le dieu Bîilaut eat la bonté de i&'ap-- 
porter un petit vdame pour sqivre l'office ; c'était 
l'Eocologe , inventé par monseîgneqr François* 
Ferdinand Châtel , ex-primat des Gaules. 

Je me souviendrai iongtemps de cette messe-» 
ou plutôt de cette réanîon religimse , ainsi que 
l'appellent les initiés. J'étais entre une vieille 
dame, qui sans doute me voulait beaucoup de 
bien ; elle me prenait k tout instant mon eneologe 
pour m'indiquor les endroits h. suivre^ 0e l'autre 
côté, un vieillard m'ofilrait sans relâche du tabac 
k priser. Craignant fort de passer pour un mou^ 
cbard , je l'acceptais. 

Les hommes chantaient des vers d'almanach 
sur une musique de sauvage. Les femmes répon-^ 
daient. H*^' Cohendet me parut conduire les 
chœurs; peut-être bien est-elle une déesse? h- 
mais je n'ai entendu de voix aussi fausse. 

Le dieu Yavasseur se leva et prononça un 
discours incompréhensible qui parut faire beaucoup 
d'impression sur rassemblée et sur M*^'' Cohendet^ 



— 125 — 

Après le discours, le dieu Lhdpital fit la qoét^. 
La recelte , comptée aussitôt , put monter h un 
franc cinquante centimes ; il y avait vingt per* 
sonnes. Puis un homme se leva^. Ma yoisine 
m'apprit que c'était le président Gohendet. 

«<^ Mes frères , dit - il ^ mercredi étant le jour 
de Pan , nous dirons seulement une petite messe 
pour ne pas vous déranger. Car le lendemain de 
Noël le léi^ite est venu et il a trouvé visages de 
boisi — ^ Les fidèles s*amu&èrent infiniment de 
cette locution. — Mes frères, chantons l'hymne 
pour le service anniversaire des ministres de 
PEglise chrétienne française. 

L'assemblée entonna l'hymne. Je regrette beau- 
coup de ne pouvoir en donner un échantillon. Je 
sais seulement que cette hymne , composée par 
une demoiselle Mignard de Nantes, se chante 
sur l'air de : Des Riçes de Z^ Seine. 

Je sortis avec les fidèles , tout pensif. 

Ces gens sans foi , sans éducation , sans intel- 
ligence , seraient capables de vous rendre i^o- 



— 120 — 

(Catholiques.^ — Si. Dieu ^'existait- pas, dit Voltaire, 
il faudrait PinTenter. -r^ Châtel était un grand 
homme à côté de ces imbédies. 

En passant près de l'église Saint-Louis, j'entrai 
et je vis l'admirable peinture de Delacroix , le 
Ckm% axjLx Oliviers ; j'entendis la sublime voix 
de l'orgue ; les prêtres officiaient , les enCsints de 
chœur brâlaient l'encens..» 

Quelle comparaison avec cet ignoble bouge de 
la rue du Faubourg St-rMartiQ, 155, au cintièmef 

Plus tard, j'ai appris que le dieu Cohendet 
est imprimeur , 1^ dieu Vavasseur est pion da^ns 
une pension (il touche 300 fr. pour être lévite); 
le dieu Délit est relieur, et le dieu Lhôpital, 
cordonnier. 

Que leurs âneries leur soient pardonnées ! 

Nota. — L'église chrétienne française donne 
des banquets k 2 fr. 50 c. par tète; ce n'est 
jguère que là qu'on voit des fidèles^ 

i7 janTier i845. 



PAUVRE TROMPETTE. 



» . •. s » . 



A M. Michel Masson. 



PAUVRE TROMPETTE. 



Tout près de la rue Git-le^œuf , une des plus 
vieilles rues de Paris, k s'en rapporter k la con-^ 
texture de son nom, sur le quai des Âu^ustins,il 
est une modeste boutique de bric-k-brac, en- 
châssée e&tre deux magasins de librairie, qui 
semblent l'avoir serrée comme dans un étàU,taDl 
sa façade est étroite. Cependant v malgré rétroi>» 



— 180 — 

Cesse de la devanture, le flâneur peut eneoté 
remarquer : 

Une boite de coquillages mêlés, affichés k Irois' 
sous la pièce ; 

Un aigle empaillé , tenant une poule dans son 
bec, très-'bon pour faire romement d'un plafond; 

Une petite grotte en pierre à Jésus et en cail- 
loux , avec un morceau de glace pour figurer de 
l'eau, et une grappe de raisin factice, de gran- 
deur naturelle , qui ombrage la grotte. Le tout v 
j^arfaitement iinit^ , sous globe , et destiné , selon^ 
Pinscription , à meubler une cheminée ; 

La cathédrale de Strasbourg, en liège, sur une 
échelle de deux milKtnètres par mètre, joli travail 
de patience ; 

Un médailler k cases veuves de médailles ; 

Des cadres vermoulus, sans toiles, que le' 
temps, ce terrible vandale, a dédorés; 

Plusieurs portraits de famille^ Louis treize, * 
quatorze, quinze et seize, troués, éraillés, sortis* 
d'un grenier et quLbràlent d'y rentrer ; des tru-' 



— 131 — 

meaux, peints k coups de brosse, qui ont dû 
éclore sous le pinceau d'un peintre en bâtiments, 
admirateur de Lancret ; 

Deux violons ^ dont l'un sans cordes et l'autre 
sans âme ; 

Une lyre et une harpe avec ornements égyp- 
tiens , monuments du bon goût de nos aïeux du 
Directoire ; 

Sept guitares en fort bon état ; 

Deux cadres de papillons de diverses familles ; 

Un potiche du Japon , sans couvercle ;* 

Une pendule, d'un agréable modèle, en cuivre 
parfaitement doré, dite pendule à sujet. Sur le 
socle est figuré un jeune et brillant Espagnol, ac- 
compagnant à là mandoline une femme qui chante 
le morceau : Je sais Lindor ; 

Un coco travaillé par la main des forçats; 

Une branche d'arbre, en imitation, portant 
deux serins empaillés, attestant par la rareté et 
le dépoui vu de leur plumage que la mort les 
surprit il y a près de dix ans ; 



Une signature autographe de Napoiéon , eti^ 
cadrée; 

Un lot de livres dépareillés ; 

Une multitude d'objets flétris^ cassés^ ébrédtés, 
mutilés , sans valeur aucune , qui représentent la 
boutique de brioà^brac pauvre* A part celles du 
quai Voltaire et celles du boukvart, toutes ces 
boutiques ont un aspect malheureux. Elles ont une 
telle afiSnité que le catalogue ci -dessus pourrait 
s^appliqQer k toutes ; 

Enfin , une petite afficbe aax carreaux , ainsi 
conçue : Viéi>iHe^ nutaraliête-préparaceurf exécute 
lool ce qui concerne son état ; it montre à eut-» 
pailler aux jeunes demoiselles. (Au-dessous de 
la pancarte viennent une série d'yeux de verre 
destinés ktous les animaux de la création). 

Sur un vieux fauteuil ^ dans la boutique , était 
assise une vieille et petite femme , autre bric-à- 
brac vivant. Elle avait de petits yeux gris-vert 
^ui annonçaient assez peu la bonté , et une bouche 
porlant un sourire d^me affreuse méchanceté. 



j 



— 133 — 

Ses cheveux étaient d'un noir si brillant et si 
bien frisé qu'ils ne pouvaient pas être naturels ; 
en effet ils étaient le produit de l'industrie ca- 
pillaire qfie l'on désigne sous le nom de tours. 
— *- Le nez de la vieille femme , gros ^ rougeaud 
et rubicond, aurait attesté aux moins voyants une 
certaine pasnon pour les produits de Bacchus. Ce 
tilair, ce nez et ces yeux verts appartenaient k 
M*" Bicois. 

Madame Bicoîs n'avait pas toujours eu la triste 
boutique du quai St^MicheK Elle iiit'pr^riétaire 
d'un riche magasin du quai Malaqiiais. Son mari 
vivait alors; il n'était pas artiste, le brave homme, 
mais il sut profiter de la iureur qui poussa tant 
de gens k ne se meubler qu'en gothique , et il 
avait une adresse mervalleuse pour flairer et 
pour acheter un manuscrit , un vieux tableau , 
une pàte^tendre. Tous les ans, Ricois parcourait 
la province , très -contint d'édiapper à l'humeur 
acariâtre de sa femme; et il faisait des affiiiries 

d'or avec les provinciaux très-joyeux de se dé- 





— 134 — 

faire de meubles qui emplissaient leurs greniers. 

Un jour, Ricois mourut, laissant k sa veuyê 
une grande fille de 17 ans et son magasin du 
quai Halaquais; trois ans après, la veuve, presque 
ruinée, était obligée d'abandonner à ses créanciers 
son riche magasin. Les créanciers lui laissèrent 
emporter de quoi former un petit commerce de 
bric*k-brac. Ce fut alors qu'elle maria sa fille à 
un jeune naturaliste, empailleur, du nom de 
Yiéville* Le fonds du quai Si -Michel fut donné 
comme dot à Eugénie, k la condition que les 
nouveaux époux feraient vivre leur belle - mère. 

Pendant les voyages de son mari. Madame 
Ricois se livrait k son aise k sa passion favorite ; 
faut - il l'avouer ! elle aimait les liqueurs douces. 
Un vieux bahut , dont on n'avait jamais trouvé 
la vente , gardait précieusement l'anisette , le ra- 
tafia, le curaçao, le marasquin. Madame Ricois 
n'avait qu'un confident ou plutôt un complice de 
sa passion , c'était Trompette. 

Un jour de printemps qui commence celle 



— 133 — 

histoire. Trompette, qui n'était pas une curiosité 
k dédaigner en présence des curiosités de la bou-^ 
tique, entra mal éveillé en se détirant les jambes. 
Trompette est le petit chien chéri , Penfant gâté 
de la maison, grognon, laid et d'une graisse 
monacale. C'est on chien comme Henry Monnier 
en dessine souvent. Il a un poil fauve et une 
figure déplaisante. Il crie sur le pas de la boutique 
quand ufn gros chien passe , et il va bien vite se 
fourrer sous les jupons de maitresse , si le gros 
chien fait mine de s'arrêter. Trompette a treize 
ans , et , quoique déjà vieillard , il s'adonne aux 
liqueurs fortes. Il ne faut pas trop le blâmer, 
c'est Madame Ricois qui l'a habitué à la boisson. 

*:— Ah I te voilà , gros loulou , dit - elle , tu 
t'éveilles bien tard. As -tu bien dormi? Allons, 
viens baiser maitresse. 

Trompette, qui faisait une façon de toilette, 
ne répondit pas à cette aimable invitation. 

— Gros ingrat , c'est comme ça que vous re-> 
connaissez mes bontés. Ah ! il dort encore , le 



— 136 — 

< 

petit lâche. Voulez-vous venir tout de suite baiser 
maîtresse ? 

Madame Ricois prit le chien délicatement , le 
posa dans son giron, et l'embrassa sur le museau 
en lui tapotant doucement le ventre. 

— Ah ! mon petit sien , je vois bien ce que 
vous voulez , vous demandez votre café au lait y 
gros gourmand , on va vous le servir. Encore un 
bécot ? 

Le bécot pris plutôt que donné, elle avança une 
jatte de café au lait k. Trompette, qui se mit gra- 
vement à remplir Timportante fonction de déjeuner. 

Viéville entra. Le front de Madame Ricois se 
plissa. 

— Le propriétaire sort d'ici à la minute, dit- 
elle d'un ton sec; vous avez dû le rencontrer... 

— Non , belle-maman. 

— Moi, je suis tranquille, Ik, sur mon &nteuil; 
je crois que tout va pour le mieux ; pas du tout , 
il vient un homme qui me fait des scènes à ren- 
verser des maisons... Aussi, pourquoi ne lui 



^j 



— 137 — 

payez-vous pas son loyer a cet homme?... Quaud 
on doit , faut payer , je ne connais que ça. 

— Mais, belle -maman... 

— Vous n'avez toujours que des mais dans la 
bouche. Croyez- vous qu'on fait honneur k ses 
affaires avec des mais et des si... 

Yiéville ne pouvant pas répondre , se mit à 
marcher dans la boutique ; par mégarde il marcha 
sur la patte de Trompette, qui jeta un cri perçant 
et se réfugia près de sa maîtresse en grognant et 
en montrant les dents. 

— Ah ! le vilain gendre ! Dieu ! que vous êtes 
bète... 

— Mais, belle-maman... 

— Pauvre Trompette , mon gros chéri , c'est 
un méchant ; fais pas attention , montre-moi voir 
ta petite papatle... Vous l'avez fait exprès, j'en 
suis sûr, pour me faire oublier ce que je vous 
disais... Dites, oui ou non, si vous voulez payer 
le propriétaire; je ne veux pas l'avoir conti- 
nuellement sur le dos... 




— 138 — 

— Mais , belle - maman , M. Christophe doit 
m'apporter deux cents francs pour les oiseaux 
que je lui ai empaillés. . . 

— Un propre commerce que votre empail- 
lemenl... Ah ! si j'avais su, comme j^aurais gardé 
ma fille... Vous me disiez que Tempaillement 
rapporte au moins quinze cents francs ; moi , je 
crois ça tout bonassement et je fais la sottise de 
vous donner ma fille ; pas du tout ! vous ne 
gagnez pas tant seulement huit cents francs... 
Vous empêchez la vente des curiosités avec tous 
vos oiseaux ; on ne vient plus ici pour acheter , 
on croit que nous ne tenons que des serins. 
Dieux ! si le pauvre Ricois vivait encore y il en 
ferait une maladie de voir celte boutique ici. 
C'était si beau, sur le quai Malaquais, il ne 
venait que des gens à équipages, et polis, et 
honnêtes , qui me faisaient toute espèce de ga- 
lanteries , et qui payaient. .. 

— Tout ça n'est pas de ma faute... 

— Comment! pas de votre faute... Ne vous 



~ 139 — 

ai -je pas dit mille et mille fois : — Lâchez - là 
vos serins et courez les ventes , achetez des 
meubles gothiques... Mais vous n'avez pasd^astuce 
pour tm liard... Voilà qu'on dit que le Louis- 
Quinze est à la mode, on cherche, on s'inquiète... 
Ouitch! monsieur reste là les bras croisés à em- 
pailler des drogues d'animaux... Vous en vendez 
beaucoup, pas vrai? J'aime encore mieux le co- 
quillage... Au moins, ça ne pourrit pas comme 
vos bêtes, fit-elle en montrant les serins déplumés 
sous un bocal. 

— Permettez , belle-maman , ces oiseaux pro*» 
viennent de votre fonds du quai Ma laquais. Et 
même y je vous avais déjà demandé plusieurs fois 
la permission de les faire disparaître. 

— Et pourquoi cela, cacher la marchandise? 

— Parce que ces oiseaux déplumés me font 
tort... On croit que c'est moi qui les ai préparés, 

— Allons , maintenant , voilà que vous êtes 
jaloux de celui qui les a empaillés. Et moi, j'y 



^ 140 — 

liens à ces bétes ; si elles sont vieilles , ce n'est 
pas leur foute, «• Vous n'êtes seulement pas ca- 
pable de faire des bjranches d'arbre aussi bien 
imitées. •• C'est la jalousie qui vous lait parler , et 
voQj» cherchez à détourner mon attention du 
propriétaire, qui va revenir, cet homme. 

— Hé t dit Viéville poussé à bout , qu'il re- 
vienne ! 

— Ah i c'est comme ça que vous le prenez , 
dit-elle, en éclatant. Mauvais gendre , qui laisse 
tous les tracas à sa pauvre mère qui s'est ruinée 
pour établir ses enfants. •• 

Viéville ne voulant pas en entendre davantage, 
sortit. Viéville était un jeune honune blond et 
doux , qui était devenu amoureux de M""* Ricois, 
alors que le magasin du quai Malaquais pros- 
pérait. Cependant, il n'épousa la fille du mar- 
chand de curiosités que lorsque les affaires pri- 
rent une mauvaise tournure. Il espérait pouvoir 
mener une vie tranquille et heureuse , à l'aide de 
son art de naturaliste ; mais M""*" Ricois avant la 



— Î41 — 

surveillance de la caisse dépensait iinmédialeniei' 
en liqueurs les moindres sommes qui y entraient 
Aussi» à chaque terme ou à chaqire échéance, 
élait - il difficile de solder les créanciers ; alors , 
M""* Ricois faisait des scènes k son malhetirenx 
gendre , qu'elle accusait de manger tout. Viéville 
avait cru obtenir la paix de sa terrible belle- 
mère en lui laissant le soin de la caisse , mais le 
caractère impérieux de M°** Ricois n'avait fait 
que se développer en raison des concessions de 
son gendre. Pour enfrelenirle moins possible de 
relations avec Madame Ricois , il s'était logé au 
second étage de la maison. Heureusement pour 
lui, sa femme n'avait pas hérité du caractère 
irascible de sa mère, et il vivait paisiblement 
dvec elle , sans jamais se plaindre dès orages de 
famille qu'il avait k essuyer. Yiéville n'accusait 
ouvertement que Trompette. Trompette était un 
instrument de discorde daAs la maison. C'était 
Trompette qui lui avait aliéné le cœur de Madame 
Ricois. Si la haine s'était amassée dans le cœur 



— 142 — 

de Viéville , k l'égard du chien chéri de Madame 
Ricois, celui-ci le lui rendait bien. TrompetM 
se souvenait d'avoir été fouetté honteusement par 
le naturaliste, pour avoir un jour déchiré k belles 
dents un superbe perroquet mort , destiné k être 
empaillé. Le crime était grave, ce perroquet 
appartenant k une vieille dame ; on sait les liens 
qui existent entre un perroquet et une vieille 
dame. 

Donc , toutes les fois que Yiéville entrait dans 
la boutique , Trompette se mettait k hurler sour- 
dement et faisait en sorte de se faire marcher sur 
la patte ou k peu près , uniquement dans la mé* 
chante intention de voir son ennemi en butte k 
l'irascibilité de H"''' Ricois. 

— As - tu quelqu'argent , dit Viéville k sa 
femme? 

— Non, j'ai donné hier le restant de la monnaie 
k maman , qui avait k changer. 

— C'est que j'ai besoin d'acheter diverses 
choses pour terminer ces oiseaux. 



— 143 — 

— Hé bien, va lui réclamer la monnaie que 
je lui ai prêtée. 

Yiéville descendit et demanda timidement ran- 
gent à la belle-mère. 

— Comment, dit-elle, vous osez encore me 
demander de l'argent , quand vous devriez m'en 
donner. Âh ! c'est trop fort ! 

— Mais, belle maman, ma femme dit vous en 
avoir prêté hier... 

— Et avec quoi voulez-vous que je fasse le 
fonds de caisse? ne dirait-on pas que vous avez 
donné des mille et des cents... Au surplus, ne 
me tracassez pas plus longtemps la tête , je vais 
sortir ; j'espère que vous garderez bien la bou- 
tique une heure ou deux... Prenez bien garde k 
Trompette , je le laisse , j'ai trop peur qu'il ne 
se fasse rouer dans les rues... Allons, mon petit 
sien; arrivez me donner un héeou.. Encore un , 
encore un... adé, soyez bien sage; e( vous, dit- 
elle à son gendre eu changeant subitement de 
ton , ayez soin de la vente. 



— lu _ 

Aussitôt après le départ de sa maîtresse, Tronr- 
pette se glissa sournoisement sous une armoire. 
Yiéville tomba dans un monde de pensées araères, 
en songeant au dernier mot de M*"* Ricois : Veillet 
à la vente. Il regardait les marchandises de h 
boutique et il tes trouvait toujours les mêmes ^ 
seulement un peu plus ébrécbées, un peu pitks 
moisieis et un peu plus déplumées. La cathédrale 
de Strasbourg, ce joli travail de liège, n'avak: 
jamais trouvé le moindre amateur. La pendule à 
sujet marquait la même heure depuis cinq ans. 
On attrait pu douter de l'accroissement du goût 
musical en France, en voyant les violcms, la harpe, 
la lyre et les sept guitares inamovibles. Pour 
chasser ces tristes réflexions, YiéviHe se leva et 
se mît à arpenter la boutique. En passant près 
de l'armoire , il entendit grogner Trompette et 
continua sa marche sans faire plus attention; 
mais comme il revenait près de l'armoire, un 
second grognement l'arrêta. Il regarda où pouvait 
être Trompette, et ne l'aperçut pas. Ce ne fat 



v^- 



— J45 — 

qa^à la troisième course, qu'un nouveau gro- 
gnement lui donna à croire que Trompette pouvait 
bien être enfermé par mégarde. II ouvrit l'armoire 
dont il voyait la clef k la porte pour la première 
fois , et il vit avec surprise un régiment de bou- 
teilles étiqqetées , on étalage complet de liquo- 
riste. 

Trompette, qui s'était blotti sous l'armoire, 
en manière de sentinelle veillant sur un trésor , 
se mit à hurler plus significativement, et il sortit 
de sa cachette en s'apercevant qu'un profane osait 
ouvrir l'armoire. 

— Ah ! dit Yiéville , voilà donc où passe tout 
l'argent. Je savais bien qu'on buvait ici , mais 
j'étais loin de penser à un pareil désordre, 

Troippeite acculé en face de son ennemi gro- 
gnait continuellement. 

— Tu vas me le payer, toi, ditViéville furieux. 
Ah ! on achète pour cent fraises et plus de li-- 
queurs, pendant que ma femme est obligée de 
boire de l'eau... Ah ! canaille, monstre de chien... 



— 146 — 

Il se mit k poursuivre le chien qui se réfugia 
sous un meuble , ce qui donna k Yiéville le temps 
de réfléchir. Aussi renonça-t-il k poursuivre 
Trompette ; il alla dans l'arrière boutique cher- 
cher une jatte. Puis , prenant dans l'armoire une 
bouteille de curaçao , il la vida dans cette jatte , 
et il donna k sa voix la plus grande inflexion de 
douceur en appelant Trompette. Celui-ci sortit 
de son asile , et voyant un plein vase de liqueur 
chérie, il oublia ses haines et se mit k lapper le 
curaçao avec avidité. La première jatte étant 
terminée, Yiéville versa une seconde bouteille; 
Trompette était en train de prouver qu'il avait 
autant d'amitié pour l'anisette que pour le curaçao; 
il avait entamé une troisième bouteille de li- 
queur des lies, lorsque M'"'' Ricois entra... 

D'un coup -d'oeil elle vit l'armoire ouverte, 
Trompette ivre - mort , et la joie peinte sur les 
traits de Yiéville, qui jugea k propos de se re- 
tirer. Dire les flots de malédictions qui sortirent 
du sein de M^"" Ricois serait impossible... Trom^ 



— 147 — 

pette était couché sur le flanc , l'œil morne , la 
langue pendante... Au bout d'une heure , il ex- 
pira sans connaissance, II ne jeta pas même un 
dernier coup d'œil k sa maltresse. 

— Je le forcerai k l'empailler, cria M"** Ricois 
avec un accent d'héroïne de mélodrame — 
5"« acte. 

Puis, k travers mille sanglots, elle ajouta avec 
le même accent : 

— Non , il ne l'empaillera pas , le scélérat ; il 
y mettrait des substances coupables... Mais il y 
a des tribunaux , je le ferai condamner aux ga- 
lères, sans choses atténuantes... Qu'il descende 
un peu, le mauvais fils, je lui arrache les yeux... 

Pour calmer sa douleur et ses larmes, elle 
but , elle but même beaucoup. C'étaient des li- 
bations en l'honneur des mânes de Trompette. 
Les libations la conduisirent au sommeil. Ce ne 
fut que le lendemain que des explications eurent 
lieu entre le gendre et la belle-mère, explications 
terribles dont les voisins se souviennent encore , 



— 148 — 

à la suite desquelles YiéYÎIle parlit, laissant & 
M"* I^cois sa boutique de bricTàrbrac. 

M*"* Rieois fit empailler Trompette. Elle le mit 
k l'étalage , avec use faveur servant k retenir ud 
écriteau. Tous l'ont tu, il y a un an, sur le 
quai St-Michel , et ont pu lire au cou du chien : 

Six an§ de gênes et de putatious 

POUR DOIfllER UN MÉNAGE A VlÉmXE... L'BSCKDc!!! 
PLUS HtPBISABLE QUE LA CASQUETTE DU BOURREAU î 

PAUTRB TROHPCirB! 
ANIMAL PLUS BIDÈLB QUS V|$TI|lJtI 



28 octobre 184t{. 



POSTFACE. 



On ne saarait avoir trop de reconnaissance 
pour les poètes qui , comme Théophile Gautier, 
cherchent k introduire dans le feuilleton réservé 
aux vaudevillistes la critique du livre; cela est 
d'autant plus méritoire que l'abonné tient abso- 
lument au compte-rendu de la comédie de M. Ga- 
loppe d'Onquaire ou du vaudeville de M. Dupin ; 
aussi dois -je remercier le célèbre critique de la 
Presse qui va an -devant de l'homme avant que 
l'homme aille à lui, et qui est un peu plus sym- 
pathique aux jeunes littérateurs que les critiques 
honnêtes , probes et libres. Dans cinq ans , le 
journal ne rendra plus compte d'un seul livre , à 
moins qu'il ne traite du libre- échange ou d'éco- 
nomie politique. Les critiques de la Comédie 
humaine (je ne parle ni des annonces ni des ré- 

10 



— 150 — 

clames) oui été payées aux journaux. Ce seul fait 
montre assez l'abime où est tombé la librairie. 
L'histoire de M. de Lamartine, eelle de H. Mi- 
chelet, celle de M. Blanc sont critiquées au- 
jourd'hui gratis , non en vue de la littérature , 
mais de la politique ; encore, dans cinq ans les 
éditeurs sauront ce que coûte la ligne dam l?in-- 
térieur du journal. 

Marc-Founiier a tout de suite mis de cété son 
dramç de Calvin auquel il travaiUait alors , pour 
me faire à VAriifte un de ces artides qui valent, 
une peignée de main et qui font voir: qœ Genève 
la froide n'a pas déteint surrle ccbih* Avt poète. 

Achille Jubinal est mon troisième sympathique. 
C'est un savant littéraire, chose assez rare, qui 
ne jette pas un regard de pitié, du haut de ses 
vieux volumes , sur les neufs. 

Le poète, le dramaturge et le savant m'accor- 
dent tous des airs de famille avec Sterne; aussi 
le critique de la I)émocratie pacifique^ mon près- 
qu'homonyme, (à l'exception qu'il ne possède pas 



— 151 — 

te 

de Champ) , M. J. Fleury ; mais le critique fou- 
riériste fait des restrictions. Il admet Chien- 
Caillou ; le reste n'est que misérables jeux de 
mots sur les' croque -morts. Et pour mieux faire 
voir la triste manière doûl je me servais de mon 
talent, il a cité une de mes ballades en regard 
d'un passage de Cyrano de Bergerac. Je plains 
beaucoup Cyrano de cette comparaison qui m-é- 
norgueillit. Malheureusement les attaques contre 
Cyrano ne sont pas neuves; Voltaire, — ce van- 
de<^illiste encyclopédique, — a dit le plus grâûd 
mal de l'auteur du Voyage dans la Liine; parla 
même occasion il le volait indignement. Mais au 
fond M. Fleury a montré beaucoup de franchise; 
il aurait pu me critiquer beaucoup phis trattreà- 
sement. La Démocrcuie pacifique enavrit le di'ôit. 
M. Fleury me conseille d'étudier des livres 
sérieux — sous-entendû socialistes. N^'y a-t-il pas 
assez de gens sérieux sans moi? Et le critique 
ne connaît -il pas les dessous du travail le plus 
libre et le plus facile en apparence? 



TABLE. 



A M. Eugène Delacroix. 


Page 


5 


MONHTKUB PBUDHOMME AU SALON. 




13 


Grai«deub et décadence d'tjne Serinette. 


45 


Madame veuve Brodait la mère. 




47 


L'Organiste. 




56 


La paroisse Saint-Grégoire. 




64 


LOrage gronde sur la tête de Freischmann. 


68 


Nouveaux malheurs de la Serinette. 




77 


Innocente et victime. 




89 


Commérages. 




92 


Rosenblutt. 




98 


Une beuoion au cinquième. 




107 


Pauvre Trompette. 


y 


127 


Postface. 




149 



6263535! 



J 



PAUVRE TROMPETTE 



FANTAISIES DE PRINTEMPS 



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PARIS 

Ferdinand SARTOHIUS» quai Malaquais, 17. 

MAUTINON, rue du Coq- St- Honoré. 

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Le troisième volume: FANTAISIES D'ÉTÉ, paraîtra 
dans le mois de juin. 

Le quatrième volume : FANTAISIES D'AUTOMNE, pa- 
raîtra dans le mois de septembre. 



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sur l'amour moderne. 
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lume grand in-4o. 
Philosophie de la politique mo- 
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l'homme (2® édition). 



WALLON